, et haute mine ; c'est mon homme de Meung ! -- C'est votre homme, dites-vous ? -- Oui, oui ; mais cela ne fait rien Á la chose. Non, je me trompe, cela la simplifie beaucoup, au contraire : si votre homme est le mien, je ferai d'un coup deux vengeances, voilÁ tout ; mais oÝ rejoindre cet homme ? -- Je n'en sais rien. -- Vous n'avez aucun renseignement sur sa demeure ? -- Aucun ; un jour que je reconduisais ma femme au Louvre, il en sortait comme elle allait y entrer, et elle me l'a fait voir. -- Diable ! diable ! murmura d'Artagnan, tout ceci est bien vague ; par qui avez-vous su l'enlÉvement de votre femme ? -- Par M. de La Porte. -- Vous a-t-il donnÊ quelque dÊtail ? -- Il n'en avait aucun. -- Et vous n'avez rien appris d'un autre cÆtÊ ? -- Si fait, j'ai reÚu... -- Quoi ? -- Mais je ne sais pas si je ne commets pas une grande imprudence ? -- Vous revenez encore lÁ-dessus ; cependant je vous ferai observer que, cette fois, il est un peu tard pour reculer. -- Aussi je ne recule pas, mordieu ! s'Êcria le bourgeois en jurant pour se monter la tËte. D'ailleurs, foi de Bonacieux... -- Vous vous appelez Bonacieux ? interrompit d'Artagnan. -- Oui, c'est mon nom. -- Vous disiez donc : foi de Bonacieux ! pardon si je vous ai interrompu ; mais il me semblait que ce nom ne m'Êtait pas inconnu. -- C'est possible, Monsieur. Je suis votre propriÊtaire. -- Ah ! ah ! fit d'Artagnan en se soulevant Á demi et en saluant, vous Ëtes mon propriÊtaire ? -- Oui, Monsieur, oui. Et comme depuis trois mois que vous Ëtes chez moi, et que distrait sans doute par vos grandes occupations vous avez oubliÊ de me payer mon loyer ; comme, dis-je, je ne vous ai pas tourmentÊ un seul instant, j'ai pensÊ que vous auriez Êgard Á ma dÊlicatesse. -- Comment donc ! mon cher Monsieur Bonacieux, reprit d'Artagnan, croyez que je suis plein de reconnaissance pour un pareil procÊdÊ, et que, comme je vous l'ai dit, si je puis vous Ëtre bon Á quelque chose... -- Je vous crois, Monsieur, je vous crois, et comme j'allais vous le dire, foi de Bonacieux, j'ai confiance en vous . -- Achevez donc ce que vous avez commencÊ Á me dire. " Le bourgeois tira un papier de sa poche, et le prÊsenta Á d'Artagnan. " Une lettre ! fit le jeune homme. -- Que j'ai reÚue ce matin. " D'Artagnan l'ouvrit, et comme le jour commenÚait Á baisser, il s'approcha de la fenËtre. Le bourgeois le suivit. " Ne cherchez pas votre femme, lut d'Artagnan, elle vous sera rendue quand on n'aura plus besoin d'elle. Si vous faites une seule dÊmarche pour la retrouver, vous Ëtes perdu. " " VoilÁ qui est positif, continua d'Artagnan ; mais aprÉs tout, ce n'est qu'une menace. -- Oui, mais cette menace m'Êpouvante ; moi, Monsieur, je ne suis pas homme d'ÊpÊe du tout, et j'ai peur de la Bastille. -- Hum ! fit d'Artagnan ; mais c'est que je ne me soucie pas plus de la Bastille que vous, moi. S'il ne s'agissait que d'un coup d'ÊpÊe, passe encore. -- Cependant, Monsieur, j'avais bien comptÊ sur vous dans cette occasion. -- Oui ? -- Vous voyant sans cesse entourÊ de mousquetaires Á l'air fort superbe, et reconnaissant que ces mousquetaires Êtaient ceux de M. de TrÊville, et par consÊquent des ennemis du cardinal, j'avais pensÊ que vous et vos amis, tout en rendant justice Á notre pauvre reine, seriez enchantÊs de jouer un mauvais tour Á Son Eminence. -- Sans doute. -- Et puis j'avais pensÊ que, me devant trois mois de loyer dont je ne vous ai jamais parlÊ... -- Oui, oui, vous m'avez dÊjÁ donnÊ cette raison, et je la trouve excellente. -- Comptant de plus, tant que vous me ferez l'honneur de rester chez moi, ne jamais vous parler de votre loyer Á venir... -- TrÉs bien. -- Et ajoutez Á cela, si besoin est, comptant vous offrir une cinquantaine de pistoles si, contre toute probabilitÊ, vous vous trouviez gËnÊ en ce moment. -- A merveille ; mais vous Ëtes donc riche, mon cher Monsieur Bonacieux ? -- Je suis Á mon aise, Monsieur, c'est le mot ; j'ai amassÊ quelque chose comme deux ou trois mille Êcus de rente dans le commerce de la mercerie, et surtout en plaÚant quelques fonds sur le dernier voyage du cÊlÉbre navigateur Jean Mocquet ; de sorte que, vous comprenez, Monsieur... Ah ! mais... s'Êcria le bourgeois. -- Quoi ? demanda d'Artagnan. -- Que vois-je lÁ ? -- OÝ ? -- Dans la rue, en face de vos fenËtres, dans l'embrasure de cette porte : un homme enveloppÊ dans un manteau. -- C'est lui ! s'ÊcriÉrent Á la fois d'Artagnan et le bourgeois, chacun d'eux en mËme temps ayant reconnu son homme. -- Ah ! cette fois-ci, s'Êcria d'Artagnan en sautant sur son ÊpÊe, cette fois-ci, il ne m'Êchappera pas. " Et tirant son ÊpÊe du fourreau, il se prÊcipita hors de l'appartement. Sur l'escalier, il rencontra Athos et Porthos qui le venaient voir. Ils s'ÊcartÉrent, d'Artagnan passa entre eux comme un trait. " Ah ÚÁ, oÝ cours-tu ainsi ? lui criÉrent Á la fois les deux mousquetaires. -- L'homme de Meung ! " rÊpondit d'Artagnan, et il disparut. D'Artagnan avait plus d'une fois racontÊ Á ses amis son aventure avec l'inconnu, ainsi que l'apparition de la belle voyageuse Á laquelle cet homme avait paru confier une si importante missive. L'avis d'Athos avait ÊtÊ que d'Artagnan avait perdu sa lettre dans la bagarre. Un gentilhomme, selon lui -- et, au portrait que d'Artagnan avait fait de l'inconnu, ce ne pouvait Ëtre qu'un gentilhomme --, un gentilhomme devait Ëtre incapable de cette bassesse, de voler une lettre. Porthos n'avait vu dans tout cela qu'un rendez-vous amoureux donnÊ par une dame Á un cavalier ou par un cavalier Á une dame, et qu'Êtait venue troubler la prÊsence de d'Artagnan et de son cheval jaune. Aramis avait dit que ces sortes de choses Êtant mystÊrieuses, mieux valait ne les point approfondir. Ils comprirent donc, sur les quelques mots ÊchappÊs Á d'Artagnan, de quelle affaire il Êtait question, et comme ils pensÉrent qu'aprÉs avoir rejoint son homme ou l'avoir perdu de vue, d'Artagnan finirait toujours par remonter chez lui, ils continuÉrent leur chemin. Lorsqu'ils entrÉrent dans la chambre de d'Artagnan, la chambre Êtait vide : le propriÊtaire, craignant les suites de la rencontre qui allait sans doute avoir lieu entre le jeune homme et l'inconnu, avait, par suite de l'exposition qu'il avait faite lui-mËme de son caractÉre, jugÊ qu'il Êtait prudent de dÊcamper. CHAPITRE IX. D'ARTAGNAN SE DESSINE Comme l'avaient prÊvu Athos et Porthos, au bout d'une demi-heure d'Artagnan rentra. Cette fois encore il avait manquÊ son homme, qui avait disparu comme par enchantement. D'Artagnan avait couru, l'ÊpÊe Á la main, toutes les rues environnantes, mais il n'avait rien trouvÊ qui ressembl×t Á celui qu'il cherchait, puis enfin il en Êtait revenu Á la chose par laquelle il aurait dÙ commencer peut-Ëtre, et qui Êtait de frapper Á la porte contre laquelle l'inconnu Êtait appuyÊ ; mais c'Êtait inutilement qu'il avait dix ou douze fois de suite fait rÊsonner le marteau, personne n'avait rÊpondu, et des voisins qui, attirÊs par le bruit, Êtaient accourus sur le seuil de leur porte ou avaient mis le nez Á leurs fenËtres, lui avaient assurÊ que cette maison, dont au reste toutes les ouvertures Êtaient closes, Êtait depuis six mois complÉtement inhabitÊe. Pendant que d'Artagnan courait les rues et frappait aux portes, Aramis avait rejoint ses deux compagnons, de sorte qu'en revenant chez lui, d'Artagnan trouva la rÊunion au grand complet. " Eh bien ? dirent ensemble les trois mousquetaires en voyant entrer d'Artagnan, la sueur sur le front et la figure bouleversÊe par la colÉre. -- Eh bien, s'Êcria celui-ci en jetant son ÊpÊe sur le lit, il faut que cet homme soit le diable en personne ; il a disparu comme un fantÆme, comme une ombre, comme un spectre. -- Croyez-vous aux apparitions ? demanda Athos Á Porthos. -- Moi, je ne crois que ce que j'ai vu, et comme je n'ai jamais vu d'apparitions, je n'y crois pas. -- La Bible, dit Aramis, nous fait une loi d'y croire : l'ombre de Samuel apparut Á SaØl, et c'est un article de foi que je serais f×chÊ de voir mettre en doute, Porthos. -- Dans tous les cas, homme ou diable, corps ou ombre, illusion ou rÊalitÊ, cet homme est nÊ pour ma damnation, car sa fuite nous fait manquer une affaire superbe, Messieurs, une affaire dans laquelle il y avait cent pistoles et peut-Ëtre plus Á gagner. -- Comment cela ? " dirent Á la fois Porthos et Aramis. Quant Á Athos, fidÉle Á son systÉme de mutisme, il se contenta d'interroger d'Artagnan du regard. " Planchet, dit d'Artagnan Á son domestique, qui passait en ce moment la tËte par la porte entreb×illÊe pour t×cher de surprendre quelques bribes de la conversation, descendez chez mon propriÊtaire, M. Bonacieux, et dites-lui de nous envoyer une demi-douzaine de bouteilles de vin de Beaugency : c'est celui que je prÊfÉre. -- Ah ÚÁ, mais vous avez donc crÊdit ouvert chez votre propriÊtaire ? demanda Porthos. -- Oui, rÊpondit d'Artagnan, Á compter d'aujourd'hui, et soyez tranquilles, si son vin est mauvais, nous lui en enverrons quÊrir d'autre. -- Il faut user et non abuser, dit sentencieusement Aramis. -- J'ai toujours dit que d'Artagnan Êtait la forte tËte de nous quatre, fit Athos, qui, aprÉs avoir Êmis cette opinion Á laquelle d'Artagnan rÊpondit par un salut, retomba aussitÆt dans son silence accoutumÊ. -- Mais enfin, voyons, qu'y a-t-il ? demanda Porthos. -- Oui, dit Aramis, confiez-nous cela, mon cher ami, Á moins que l'honneur de quelque dame ne se trouve intÊressÊ Á cette confidence, Á ce quel cas vous feriez mieux de la garder pour vous. -- Soyez tranquilles, rÊpondit d'Artagnan, l'honneur de personne n'aura Á se plaindre de ce que j'ai Á vous dire. " Et alors il raconta mot Á mot Á ses amis ce qui venait de se passer entre lui et son hÆte, et comment l'homme qui avait enlevÊ la femme du digne propriÊtaire Êtait le mËme avec lequel il avait eu maille Á partir Á l'hÆtellerie du Franc Meunier . " Votre affaire n'est pas mauvaise, dit Athos aprÉs avoir goÙtÊ le vin en connaisseur et indiquÊ d'un signe de tËte qu'il le trouvait bon, et l'on pourra tirer de ce brave homme cinquante Á soixante pistoles. Maintenant, reste Á savoir si cinquante Á soixante pistoles valent la peine de risquer quatre tËtes. -- Mais faites attention, s'Êcria d'Artagnan, qu'il y a une femme dans cette affaire, une femme enlevÊe, une femme qu'on menace sans doute, qu'on torture peut-Ëtre, et tout cela parce qu'elle est fidÉle Á sa maÏtresse ! -- Prenez garde, d'Artagnan, prenez garde, dit Aramis, vous vous Êchauffez un peu trop, Á mon avis, sur le sort de Mme Bonacieux. La femme a ÊtÊ crÊÊe pour notre perte, et c'est d'elle que nous viennent toutes nos misÉres. " Athos, Á cette sentence d'Aramis, fronÚa le sourcil et se mordit les lÉvres. " Ce n'est point de Mme Bonacieux que je m'inquiÉte, s'Êcria d'Artagnan, mais de la reine, que le roi abandonne, que le cardinal persÊcute, et qui voit tomber, les unes aprÉs les autres, les tËtes de tous ses amis. -- Pourquoi aime-t-elle ce que nous dÊtestons le plus au monde, les Espagnols et les Anglais ? -- L'Espagne est sa patrie, rÊpondit d'Artagnan, et il est tout simple qu'elle aime les Espagnols, qui sont enfants de la mËme terre qu'elle. Quant au second reproche que vous lui faites, j'ai entendu dire qu'elle aimait non pas les Anglais, mais un Anglais. -- Eh ! ma foi, dit Athos, il faut avouer que cet Anglais Êtait bien digne d'Ëtre aimÊ. Je n'ai jamais vu un plus grand air que le sien. -- Sans compter qu'il s'habille comme personne, dit Porthos. J'Êtais au Louvre le jour oÝ il a semÊ ses perles, et pardieu ! j'en ai ramassÊ deux que j'ai bien vendues dix pistoles piÉce. Et toi, Aramis, le connais-tu ? -- Aussi bien que vous, Messieurs, car j'Êtais de ceux qui l'ont arrËtÊ dans le jardin d'Amiens, oÝ m'avait introduit M. de Putange, l'Êcuyer de la reine. J'Êtais au sÊminaire Á cette Êpoque, et l'aventure me parut cruelle pour le roi. -- Ce qui ne m'empËcherait pas, dit d'Artagnan, si je savais oÝ est le duc de Buckingham, de le prendre par la main et de le conduire prÉs de la reine, ne fÙt-ce que pour faire enrager M. le cardinal ; car notre vÊritable, notre seul, notre Êternel ennemi, Messieurs, c'est le cardinal, et si nous pouvions trouver moyen de lui jouer quelque tour bien cruel, j'avoue que j'y engagerais volontiers ma tËte. -- Et, reprit Athos, le mercier vous a dit, d'Artagnan, que la reine pensait qu'on avait fait venir Buckingham sur un faux avis ? -- Elle en a peur. -- Attendez donc, dit Aramis. -- Quoi ? demanda Porthos. -- Allez toujours, je cherche Á me rappeler des circonstances. -- Et maintenant je suis convaincu, dit d'Artagnan, que l'enlÉvement de cette femme de la reine se rattache aux ÊvÊnements dont nous parlons, et peut-Ëtre Á la prÊsence de M. de Buckingham Á Paris. -- Le Gascon est plein d'idÊes, dit Porthos avec admiration. -- J'aime beaucoup l'entendre parler, dit Athos, son patois m'amuse. -- Messieurs, reprit Aramis, Êcoutez ceci. -- Ecoutons Aramis, dirent les trois amis. -- Hier je me trouvais chez un savant docteur en thÊologie que je consulte quelquefois pour mes Êtudes... " Athos sourit. " Il habite un quartier dÊsert, continua Aramis : ses goÙts, sa profession l'exigent. Or, au moment oÝ je sortais de chez lui... " Ici Aramis s'arrËta. " Eh bien ? demandÉrent ses auditeurs, au moment oÝ vous sortiez de chez lui ? " Aramis parut faire un effort sur lui-mËme, comme un homme qui, en plein courant de mensonge, se voit arrËter par quelque obstacle imprÊvu ; mais les yeux de ses trois compagnons Êtaient fixÊs sur lui, leurs oreilles attendaient bÊantes, il n'y avait pas moyen de reculer. " Ce docteur a une niÉce, continua Aramis. -- Ah ! il a une niÉce ! interrompit Porthos. -- Dame fort respectable " , dit Aramis. Les trois amis se mirent Á rire. " Ah ! si vous riez ou si vous doutez, reprit Aramis, vous ne saurez rien. -- Nous sommes croyants comme des mahomÊtistes et muets comme des catafalques, dit Athos. -- Je continue donc, reprit Aramis. Cette niÉce vient quelquefois voir son oncle ; or elle s'y trouvait hier en mËme temps que moi, par hasard, et je dus m'offrir pour la conduire Á son carrosse. -- Ah ! elle a un carrosse, la niÉce du docteur ? interrompit Porthos, dont un des dÊfauts Êtait une grande incontinence de langue ; belle connaissance, mon ami. -- Porthos, reprit Aramis, je vous ai dÊjÁ fait observer plus d'une fois que vous Ëtes fort indiscret, et que cela vous nuit prÉs des femmes. -- Messieurs, Messieurs, s'Êcria d'Artagnan, qui entrevoyait le fond de l'aventure, la chose est sÊrieuse ; t×chons donc de ne pas plaisanter si nous pouvons. Allez, Aramis, allez. -- Tout Á coup, un homme grand, brun, aux maniÉres de gentilhomme... , tenez, dans le genre du vÆtre, d'Artagnan. -- Le mËme peut-Ëtre, dit celui-ci. -- C'est possible, continua Aramis, ... s'approcha de moi, accompagnÊ de cinq ou six hommes qui le suivaient Á dix pas en arriÉre, et du ton le plus poli : " Monsieur le duc, me dit-il, et vous, Madame " , continua-t-il en s'adressant Á la dame que j'avais sous le bras... -- A la niÉce du docteur ? -- Silence donc, Porthos ! dit Athos, vous Ëtes insupportable. -- " Veuillez monter dans ce carrosse, et cela sans " essayer la moindre rÊsistance, sans faire le moindre bruit. " -- Il vous avait pris pour Buckingham ! s'Êcria d'Artagnan. -- Je le crois, rÊpondit Aramis. -- Mais cette dame ? demanda Porthos. -- Il l'avait prise pour la reine ! dit d'Artagnan. -- Justement, rÊpondit Aramis. -- Le Gascon est le diable ! s'Êcria Athos, rien ne lui Êchappe. -- Le fait est, dit Porthos, qu'Aramis est de la taille et a quelque chose de la tournure du beau duc ; mais cependant, il me semble que l'habit de mousquetaire... -- J'avais un manteau Ênorme, dit Aramis. -- Au mois de juillet, diable ! fit Porthos, est-ce que le docteur craint que tu ne sois reconnu ? -- Je comprends encore, dit Athos, que l'espion se soit laissÊ prendre par la tournure ; mais le visage... -- J'avais un grand chapeau, dit Aramis. -- Oh ! mon Dieu, s'Êcria Porthos, que de prÊcautions pour Êtudier la thÊologie ! -- Messieurs, Messieurs, dit d'Artagnan, ne perdons pas notre temps Á badiner ; Êparpillons-nous et cherchons la femme du mercier, c'est la clef de l'intrigue. -- Une femme de condition si infÊrieure ! vous croyez, d'Artagnan ? fit Porthos en allongeant les lÉvres avec mÊpris. -- C'est la filleule de La Porte, le valet de confiance de la reine. Ne vous l'ai-je pas dit, Messieurs ? Et d'ailleurs, c'est peut-Ëtre un calcul de Sa MajestÊ d'avoir ÊtÊ, cette fois, chercher ses appuis si bas. Les hautes tËtes se voient de loin, et le cardinal a bonne vue. -- Eh bien, dit Porthos, faites d'abord prix avec le mercier, et bon prix. -- C'est inutile, dit d'Artagnan, car je crois que s'il ne nous paie pas, nous serons assez payÊs d'un autre cÆtÊ. " En ce moment, un bruit prÊcipitÊ de pas retentit dans l'escalier, la porte s'ouvrit avec fracas, et le malheureux mercier s'ÊlanÚa dans la chambre oÝ se tenait le conseil. " Ah ! Messieurs, s'Êcria-t-il, sauvez-moi, au nom du Ciel, sauvez-moi ! Il y a quatre hommes qui viennent pour m'arrËter ; sauvez-moi, sauvez-moi ! " Porthos et Aramis se levÉrent. " Un moment, s'Êcria d'Artagnan en leur faisant signe de repousser au fourreau leurs ÊpÊes Á demi tirÊes ; un moment, ce n'est pas du courage qu'il faut ici, c'est de la prudence. -- Cependant, s'Êcria Porthos, nous ne laisserons pas... -- Vous laisserez faire d'Artagnan, dit Athos, c'est, je le rÊpÉte, la forte tËte de nous tous, et moi, pour mon compte, je dÊclare que je lui obÊis. Fais ce que tu voudras, d'Artagnan. " En ce moment, les quatre gardes apparurent Á la porte de l'antichambre, et voyant quatre mousquetaires debout et l'ÊpÊe au cÆtÊ, hÊsitÉrent Á aller plus loin. " Entrez, Messieurs, entrez, cria d'Artagnan ; vous Ëtes ici chez moi, et nous sommes tous de fidÉles serviteurs du roi et de M. le cardinal. -- Alors, Messieurs, vous ne vous opposerez pas Á ce que nous exÊcutions les ordres que nous avons reÚus ? demanda celui qui paraissait le chef de l'escouade. -- Au contraire, Messieurs, et nous vous prËterions main-forte, si besoin Êtait. -- Mais que dit-il donc ? marmotta Porthos. -- Tu es un niais, dit Athos, silence ! -- Mais vous m'avez promis... , dit tout bas le pauvre mercier. -- Nous ne pouvons vous sauver qu'en restant libres, rÊpondit rapidement et tout bas d'Artagnan, et si nous faisons mine de vous dÊfendre, on nous arrËte avec vous. -- Il me semble, cependant... -- Venez, Messieurs, venez, dit tout haut d'Artagnan ; je n'ai aucun motif de dÊfendre Monsieur. Je l'ai vu aujourd'hui pour la premiÉre fois, et encore Á quelle occasion, il vous le dira lui-mËme, pour me venir rÊclamer le prix de mon loyer. Est-ce vrai, Monsieur Bonacieux ? RÊpondez ! -- C'est la vÊritÊ pure, s'Êcria le mercier, mais Monsieur ne vous dit pas... -- Silence sur moi, silence sur mes amis, silence sur la reine surtout, ou vous perdriez tout le monde sans vous sauver. Allez, allez, Messieurs, emmenez cet homme ! " Et d'Artagnan poussa le mercier tout Êtourdi aux mains des gardes, en lui disant : " Vous Ëtes un maraud, mon cher ; vous venez me demander de l'argent, Á moi ! Á un mousquetaire ! En prison, Messieurs, encore une fois, emmenez-le en prison, et gardez-le sous clef le plus longtemps possible, cela me donnera du temps pour payer. " Les sbires se confondirent en remerciements et emmenÉrent leur proie. Au moment oÝ ils descendaient, d'Artagnan frappa sur l'Êpaule du chef : " Ne boirai-je pas Á votre santÊ et vous Á la mienne ? dit-il, en remplissant deux verres du vin de Beaugency qu'il tenait de la libÊralitÊ de M. Bonacieux. -- Ce sera bien de l'honneur pour moi, dit le chef des sbires, et j'accepte avec reconnaissance. -- Donc, Á la vÆtre, Monsieur... comment vous nommez-vous ? -- Boisrenard. -- Monsieur Boisrenard ! -- A la vÆtre, mon gentilhomme : comment vous nommez-vous, Á votre tour, s'il vous plaÏt ? -- D'Artagnan. -- A la vÆtre, Monsieur d'Artagnan ! -- Et par-dessus toutes celles-lÁ, s'Êcria d'Artagnan comme emportÊ par son enthousiasme, Á celle du roi et du cardinal. " Le chef des sbires eÙt peut-Ëtre doutÊ de la sincÊritÊ de d'Artagnan, si le vin eÙt ÊtÊ mauvais ; mais le vin Êtait bon, il fut convaincu. " Mais quelle diable de vilenie avez-vous donc faite lÁ ? dit Porthos lorsque l'alguazil en chef eut rejoint ses compagnons, et que les quatre amis se retrouvÉrent seuls. Fi donc ! quatre mousquetaires laisser arrËter au milieu d'eux un malheureux qui crie Á l'aide ! Un gentilhomme trinquer avec un recors ! -- Porthos, dit Aramis, Athos t'a dÊjÁ prÊvenu que tu Êtais un niais, et je me range de son avis. D'Artagnan, tu es un grand homme, et quand tu seras Á la place de M. de TrÊville, je te demande ta protection pour me faire avoir une abbaye. -- Ah ÚÁ, je m'y perds, dit Porthos, vous approuvez ce que d'Artagnan vient de faire ? -- Je le crois parbleu bien, dit Athos ; non seulement j'approuve ce qu'il vient de faire, mais encore je l'en fÊlicite. -- Et maintenant, Messieurs, dit d'Artagnan sans se donner la peine d'expliquer sa conduite Á Porthos, tous pour un, un pour tous, c'est notre devise, n'est-ce pas ? -- Cependant... dit Porthos. -- Etends la main et jure ! " s'ÊcriÉrent Á la fois Athos et Aramis. Vaincu par l'exemple, maugrÊant tout bas, Porthos Êtendit la main, et les quatre amis rÊpÊtÉrent d'une seule voix la formule dictÊe par d'Artagnan : " Tous pour un, un pour tous. " " C'est bien, que chacun se retire maintenant chez soi, dit d'Artagnan comme s'il n'avait fait autre chose que de commander toute sa vie, et attention, car Á partir de ce moment, nous voilÁ aux prises avec le cardinal. " CHAPITRE X. UNE SOURICIERE AU XVIIe SIECLE L'invention de la souriciÉre ne date pas de nos jours ; dÉs que les sociÊtÊs, en se formant, eurent inventÊ une police quelconque, cette police, Á son tour, inventa les souriciÉres. Comme peut-Ëtre nos lecteurs ne sont pas familiarisÊs encore avec l'argot de la rue de JÊrusalem, et que c'est, depuis que nous Êcrivons -- et il y a quelque quinze ans de cela --, la premiÉre fois que nous employons ce mot appliquÊ Á cette chose, expliquons-leur ce que c'est qu'une souriciÉre. Quand, dans une maison quelle qu'elle soit, on a arrËtÊ un individu soupÚonnÊ d'un crime quelconque, on tient secrÉte l'arrestation ; on place quatre ou cinq hommes en embuscade dans la premiÉre piÉce, on ouvre la porte Á tous ceux qui frappent, on la referme sur eux et on les arrËte ; de cette faÚon, au bout de deux ou trois jours, on tient Á peu prÉs tous les familiers de l'Êtablissement. VoilÁ ce que c'est qu'une souriciÉre. On fit donc une souriciÉre de l'appartement de maÏtre Bonacieux, et quiconque y apparut fut pris et interrogÊ par les gens de M. le cardinal. Il va sans dire que, comme une allÊe particuliÉre conduisait au premier Êtage qu'habitait d'Artagnan, ceux qui venaient chez lui Êtaient exemptÊs de toutes visites. D'ailleurs les trois mousquetaires y venaient seuls ; ils s'Êtaient mis en quËte chacun de son cÆtÊ, et n'avaient rien trouvÊ, rien dÊcouvert. Athos avait ÊtÊ mËme jusqu'Á questionner M. de TrÊville, chose qui, vu le mutisme habituel du digne mousquetaire, avait fort ÊtonnÊ son capitaine. Mais M. de TrÊville ne savait rien, sinon que, la derniÉre fois qu'il avait vu le cardinal, le roi et la reine, le cardinal avait l'air fort soucieux, que le roi Êtait inquiet, et que les yeux rouges de la reine indiquaient qu'elle avait veillÊ ou pleurÊ. Mais cette derniÉre circonstance l'avait peu frappÊ, la reine, depuis son mariage, veillant et pleurant beaucoup. M. de TrÊville recommanda en tout cas Á Athos le service du roi et surtout celui de la reine, le priant de faire la mËme recommandation Á ses camarades. Quant Á d'Artagnan, il ne bougeait pas de chez lui. Il avait converti sa chambre en observatoire. Des fenËtres il voyait arriver ceux qui venaient se faire prendre ; puis, comme il avait ÆtÊ les carreaux du plancher, qu'il avait creusÊ le parquet et qu'un simple plafond le sÊparait de la chambre au-dessous, oÝ se faisaient les interrogatoires, il entendait tout ce qui se passait entre les inquisiteurs et les accusÊs. Les interrogatoires, prÊcÊdÊs d'une perquisition minutieuse opÊrÊe sur la personne arrËtÊe, Êtaient presque toujours ainsi conÚus : " Mme Bonacieux vous a-t-elle remis quelque chose pour son mari ou pour quelque autre personne ? -- M. Bonacieux vous a-t-il remis quelque chose pour sa femme ou pour quelque autre personne ? -- L'un et l'autre vous ont-ils fait quelque confidence de vive voix ? " " S'ils savaient quelque chose, ils ne questionneraient pas ainsi, se dit Á lui-mËme d'Artagnan. Maintenant, que cherchent-ils Á savoir ? Si le duc de Buckingham ne se trouve point Á Paris et s'il n'a pas eu ou s'il ne doit point avoir quelque entrevue avec la reine. " D'Artagnan s'arrËta Á cette idÊe, qui, d'aprÉs tout ce qu'il avait entendu, ne manquait pas de probabilitÊ. En attendant, la souriciÉre Êtait en permanence, et la vigilance de d'Artagnan aussi. Le soir du lendemain de l'arrestation du pauvre Bonacieux, comme Athos venait de quitter d'Artagnan pour se rendre chez M. de TrÊville, comme neuf heures venaient de sonner, et comme Planchet, qui n'avait pas encore fait le lit, commenÚait sa besogne, on entendit frapper Á la porte de la rue ; aussitÆt cette porte s'ouvrit et se referma : quelqu'un venait de se prendre Á la souriciÉre. D'Artagnan s'ÊlanÚa vers l'endroit dÊcarrelÊ, se coucha ventre Á terre et Êcouta. Des cris retentirent bientÆt, puis des gÊmissements qu'on cherchait Á Êtouffer. D'interrogatoire, il n'en Êtait pas question. " Diable ! se dit d'Artagnan, il me semble que c'est une femme : on la fouille, elle rÊsiste, -- on la violente, -- les misÊrables ! " Et d'Artagnan, malgrÊ sa prudence, se tenait Á quatre pour ne pas se mËler Á la scÉne qui se passait au-dessous de lui. " Mais je vous dis que je suis la maÏtresse de la maison, Messieurs ; je vous dis que je suis Mme Bonacieux ;, je vous dis que j'appartiens Á la reine ! " s'Êcriait la malheureuse femme. " Mme Bonacieux ! murmura d'Artagnan ; serais-je assez heureux pour avoir trouvÊ ce que tout le monde cherche ? " " C'est justement vous que nous attendions " , reprirent les interrogateurs. La voix devint de plus en plus ÊtouffÊe : un mouvement tumultueux fit retentir les boiseries. La victime rÊsistait autant qu'une femme peut rÊsister Á quatre hommes. " Pardon, Messieurs, par... " , murmura la voix, qui ne fit plus entendre que des sons inarticulÊs. " Ils la b×illonnent, ils vont l'entraÏner, s'Êcria d'Artagnan en se redressant comme par un ressort. Mon ÊpÊe ; bon, elle est Á mon cÆtÊ. Planchet ! -- Monsieur ? -- Cours chercher Athos, Porthos et Aramis. L'un des trois sera sÙrement chez lui, peut-Ëtre tous les trois seront-ils rentrÊs. Qu'ils prennent des armes, qu'ils viennent, qu'ils accourent. Ah ! je me souviens, Athos est chez M. de TrÊville. -- Mais oÝ allez-vous, Monsieur, oÝ allez-vous ? -- Je descends par la fenËtre, s'Êcria d'Artagnan, afin d'Ëtre plus tÆt arrivÊ ; toi, remets les carreaux, balaie le plancher, sors par la porte et cours oÝ je te dis. -- Oh ! Monsieur, Monsieur, vous allez vous tuer, s'Êcria Planchet. -- Tais-toi, imbÊcile " , dit d'Artagnan. Et s'accrochant de la main au rebord de sa fenËtre, il se laissa tomber du premier Êtage, qui heureusement n'Êtait pas ÊlevÊ, sans se faire une Êcorchure. Puis il alla aussitÆt frapper Á la porte en murmurant : " Je vais me faire prendre Á mon tour dans la souriciÉre, et malheur aux chats qui se frotteront Á pareille souris. " A peine le marteau eut-il rÊsonnÊ sous la main du jeune homme, que le tumulte cessa, que des pas s'approchÉrent, que la porte s'ouvrit, et que d'Artagnan, l'ÊpÊe nue, s'ÊlanÚa dans l'appartement de maÏtre Bonacieux, dont la porte, sans doute mue par un ressort, se referma d'elle-mËme sur lui. Alors ceux qui habitaient encore la malheureuse maison de Bonacieux et les voisins les plus proches entendirent de grands cris, des trÊpignements, un cliquetis d'ÊpÊes et un bruit prolongÊ de meubles. Puis, un moment aprÉs, ceux qui, surpris par ce bruit, s'Êtaient mis aux fenËtres pour en connaÏtre la cause, purent voir la porte se rouvrir et quatre hommes vËtus de noir non pas en sortir, mais s'envoler comme des corbeaux effarouchÊs, laissant par terre et aux angles des tables des plumes de leurs ailes, c'est-Á-dire des loques de leurs habits et des bribes de leurs manteaux. D'Artagnan Êtait vainqueur sans beaucoup de peine, il faut le dire, car un seul des alguazils Êtait armÊ, encore se dÊfendit-il pour la forme. Il est vrai que les trois autres avaient essayÊ d'assommer le jeune homme avec les chaises, les tabourets et les poteries ; mais deux ou trois Êgratignures faites par la flamberge du Gascon les avaient ÊpouvantÊs. Dix minutes avaient suffi Á leur dÊfaite et d'Artagnan Êtait restÊ maÏtre du champ de bataille. Les voisins, qui avaient ouvert leurs fenËtres avec le sang-froid particulier aux habitants de Paris dans ces temps d'Êmeutes et de rixes perpÊtuelles, les refermÉrent dÉs qu'ils eurent vu s'enfuir les quatre hommes noirs : leur instinct leur disait que, pour le moment, tout Êtait fini. D'ailleurs il se faisait tard, et alors comme aujourd'hui on se couchait de bonne heure dans le quartier du Luxembourg. D'Artagnan, restÊ seul avec Mme Bonacieux, se retourna vers elle : la pauvre femme Êtait renversÊe sur un fauteuil et Á demi Êvanouie. D'Artagnan l'examina d'un coup d'oeil rapide. C'Êtait une charmante femme de vingt-cinq Á vingt-six ans, brune avec des yeux bleus, ayant un nez lÊgÉrement retroussÊ, des dents admirables, un teint marbrÊ de rose et d'opale. LÁ cependant s'arrËtaient les signes qui pouvaient la faire confondre avec une grande dame. Les mains Êtaient blanches, mais sans finesse : les pieds n'annonÚaient pas la femme de qualitÊ. Heureusement, d'Artagnan n'en Êtait pas encore Á se prÊoccuper de ces dÊtails. Tandis que d'Artagnan examinait Mme Bonacieux, et en Êtait aux pieds, comme nous l'avons dit, il vit Á terre un fin mouchoir de batiste, qu'il ramassa selon son habitude, et au coin duquel il reconnut le mËme chiffre qu'il avait vu au mouchoir qui avait failli lui faire couper la gorge avec Aramis. Depuis ce temps, d'Artagnan se mÊfiait des mouchoirs armoriÊs ; il remit donc sans rien dire celui qu'il avait ramassÊ dans la poche de Mme Bonacieux. En ce moment, Mme Bonacieux reprenait ses sens. Elle ouvrit les yeux, regarda avec terreur autour d'elle, vit que l'appartement Êtait vide, et qu'elle Êtait seule avec son libÊrateur. Elle lui tendit aussitÆt les mains en souriant. Mme Bonacieux avait le plus charmant sourire du monde. " Ah ! Monsieur ! dit-elle, c'est vous qui m'avez sauvÊe ; permettez- moi que je vous remercie. -- Madame, dit d'Artagnan, je n'ai fait que ce que tout gentilhomme eÙt fait Á ma place, vous ne me devez donc aucun remerciement. -- Si fait, Monsieur, si fait, et j'espÉre vous prouver que vous n'avez pas rendu service Á une ingrate. Mais que me voulaient donc ces hommes, que j'ai pris d'abord pour des voleurs, et pourquoi M. Bonacieux n'est- il point ici ? -- Madame, ces hommes Êtaient bien autrement dangereux que ne pourraient Ëtre des voleurs, car ce sont des agents de M. le cardinal, et quant Á votre mari, M. Bonacieux, il n'est point ici parce qu'hier on est venu le prendre pour le conduire Á la Bastille. -- Mon mari Á la Bastille ! s'Êcria Mme Bonacieux, oh ! mon Dieu ! qu'a-t-il donc fait ? pauvre cher homme ! lui, l'innocence mËme ! " Et quelque chose comme un sourire perÚait sur la figure encore tout effrayÊe de la jeune femme. " Ce qu'il a fait, Madame ? dit d'Artagnan. Je crois que son seul crime est d'avoir Á la fois le bonheur et le malheur d'Ëtre votre mari. -- Mais, Monsieur, vous savez donc... -- Je sais que vous avez ÊtÊ enlevÊe, Madame. -- Et par qui ? Le savez-vous ? Oh ! si vous le savez, dites-le-moi. -- Par un homme de quarante Á quarante-cinq ans, aux cheveux noirs, au teint basanÊ, avec une cicatrice Á la tempe gauche. -- C'est cela, c'est cela ; mais son nom ? -- Ah ! son nom ? c'est ce que j'ignore. -- Et mon mari savait-il que j'avais ÊtÊ enlevÊe ? -- Il en avait ÊtÊ prÊvenu par une lettre que lui avait Êcrite le ravisseur lui-mËme. -- Et soupÚonne-t-il, demanda Mme Bonacieux avec embarras, la cause de cet ÊvÊnement ? -- Il l'attribuait, je crois, Á une cause politique. -- J'en ai doutÊ d'abord, et maintenant je le pense comme lui. Ainsi donc, ce cher M. Bonacieux ne m'a pas soupÚonnÊe un seul instant... ? -- Ah ! loin de lÁ, Madame, il Êtait trop fier de votre sagesse et surtout de votre amour. " Un second sourire presque imperceptible effleura les lÉvres rosÊes de la belle jeune femme. " Mais, continua d'Artagnan, comment vous Ëtes-vous enfuie ? -- J'ai profitÊ d'un moment oÝ l'on m'a laissÊe seule, et comme je savais depuis ce matin Á quoi m'en tenir sur mon enlÉvement, Á l'aide de mes draps je suis descendue par la fenËtre ; alors, comme je croyais mon mari ici, je suis accourue. -- Pour vous mettre sous sa protection ? -- Oh ! non, pauvre cher homme, je savais bien qu'il Êtait incapable de me dÊfendre ; mais comme il pouvait nous servir Á autre chose, je voulais le prÊvenir. -- De quoi ? -- Oh ! ceci n'est pas mon secret, je ne puis donc pas vous le dire. -- D'ailleurs, dit d'Artagnan (pardon, Madame, si, tout garde que je suis, je vous rappelle Á la prudence), d'ailleurs je crois que nous ne sommes pas ici en lieu opportun pour faire des confidences. Les hommes que j'ai mis en fuite vont revenir avec main-forte ; s'ils nous retrouvent ici, nous sommes perdus. J'ai bien fait prÊvenir trois de mes amis, mais qui sait si on les aura trouvÊs chez eux ! -- Oui, oui, vous avez raison, s'Êcria Mme Bonacieux effrayÊe ; fuyons, sauvons-nous. " A ces mots, elle passa son bras sous celui de d'Artagnan et l'entraÏna vivement. " Mais oÝ fuir ? dit d'Artagnan, oÝ nous sauver ? -- Eloignons-nous d'abord de cette maison, puis aprÉs nous verrons. " Et la jeune femme et le jeune homme, sans se donner la peine de refermer la porte, descendirent rapidement la rue des Fossoyeurs, s'engagÉrent dans la rue des FossÊs-Monsieur-le-Prince et ne s'arrËtÉrent qu'Á la place Saint-Sulpice. " Et maintenant, qu'allons-nous faire, demanda d'Artagnan, et oÝ voulez-vous que je vous conduise ? -- Je suis fort embarrassÊe de vous rÊpondre, je vous l'avoue, dit Mme Bonacieux ; mon intention Êtait de faire prÊvenir M. de La Porte par mon mari, afin que M. de La Porte pÙt nous dire prÊcisÊment ce qui s'Êtait passÊ au Louvre depuis trois jours, et s'il n'y avait pas danger pour moi de m'y prÊsenter. -- Mais moi, dit d'Artagnan, je puis aller prÊvenir M. de La Porte. -- Sans doute ; seulement il n'y a qu'un malheur : c'est qu'on connaÏt M. Bonacieux au Louvre et qu'on le laisserait passer, lui, tandis qu'on ne vous connaÏt pas, vous, et que l'on vous fermera la porte. -- Ah ! bah, dit d'Artagnan, vous avez bien Á quelque guichet du Louvre un concierge qui vous est dÊvouÊ, et qui gr×ce Á un mot d'ordre... " Mme Bonacieux regarda fixement le jeune homme. " Et si je vous donnais ce mot d'ordre, dit-elle, l'oublieriez-vous aussitÆt que vous vous en seriez servi ? -- Parole d'honneur, foi de gentilhomme ! dit d'Artagnan avec un accent Á la vÊritÊ duquel il n'y avait pas Á se tromper. -- Tenez, je vous crois ; vous avez l'air d'un brave jeune homme, d'ailleurs votre fortune est peut-Ëtre au bout de votre dÊvouement. -- Je ferai sans promesse et de conscience tout ce que je pourrai pour servir le roi et Ëtre agrÊable Á la reine, dit d'Artagnan ; disposez donc de moi comme d'un ami. -- Mais moi, oÝ me mettrez-vous pendant ce temps-lÁ ? -- N'avez-vous pas une personne chez laquelle M. de La Porte puisse revenir vous prendre ? -- Non, je ne veux me fier Á personne. -- Attendez, dit d'Artagnan ; nous sommes Á la porte d'Athos. Oui, c'est cela. -- Qu'est-ce qu'Athos ? -- Un de mes amis. -- Mais s'il est chez lui et qu'il me voie ? -- Il n'y est pas, et j'emporterai la clef aprÉs vous avoir fait entrer dans son appartement. -- Mais s'il revient ? -- Il ne reviendra pas ; d'ailleurs on lui dirait que j'ai amenÊ une femme, et que cette femme est chez lui. -- Mais cela me compromettra trÉs fort, savez-vous ! -- Que vous importe ! on ne vous connaÏt pas ; d'ailleurs nous sommes dans une situation Á passer par-dessus quelques convenances ! -- Allons donc chez votre ami. OÝ demeure-t-il ? -- Rue FÊrou, Á deux pas d'ici. -- Allons. " Et tous deux reprirent leur course. Comme l'avait prÊvu d'Artagnan, Athos n'Êtait pas chez lui : il prit la clef, qu'on avait l'habitude de lui donner comme Á un ami de la maison, monta l'escalier et introduisit Mme Bonacieux dans le petit appartement dont nous avons dÊjÁ fait la description. " Vous Ëtes chez vous, dit-il ; attendez, fermez la porte en dedans et n'ouvrez Á personne, Á moins que vous n'entendiez frapper trois coups ainsi : tenez ; et il frappa trois fois : deux coups rapprochÊs l'un de l'autre et assez forts, un coup plus distant et plus lÊger. -- C'est bien, dit Mme Bonacieux ; maintenant, Á mon tour de vous donner mes instructions. -- J'Êcoute. -- PrÊsentez-vous au guichet du Louvre, du cÆtÊ de la rue de l'Echelle, et demandez Germain. -- C'est bien. AprÉs ? -- Il vous demandera ce que vous voulez, et alors vous lui rÊpondrez par ces deux mots : Tours et Bruxelles. AussitÆt il se mettra Á vos ordres. -- Et que lui ordonnerai-je ? -- D'aller chercher M. de La Porte, le valet de chambre de la reine. -- Et quand il l'aura ÊtÊ chercher et que M. de La Porte sera venu ? -- Vous me l'enverrez. -- C'est bien, mais oÝ et comment vous reverrai-je ? -- Y tenez-vous beaucoup Á me revoir ? -- Certainement. -- Eh bien, reposez-vous sur moi de ce soin, et soyez tranquille. -- Je compte sur votre parole. -- Comptez-y. " D'Artagnan salua Mme Bonacieux en lui lanÚant le coup d'oeil le plus amoureux qu'il lui fÙt possible de concentrer sur sa charmante petite personne, et tandis qu'il descendait l'escalier, il entendit la porte se fermer derriÉre lui Á double tour. En deux bonds il fut au Louvre : comme il entrait au guichet de l'Echelle, dix heures sonnaient. Tous les ÊvÊnements que nous venons de raconter s'Êtaient succÊdÊ en une demi-heure. Tout s'exÊcuta comme l'avait annoncÊ Mme Bonacieux. Au mot d'ordre convenu, Germain s'inclina ; dix minutes aprÉs, La Porte Êtait dans la loge ; en deux mots, d'Artagnan le mit au fait et lui indiqua oÝ Êtait Mme Bonacieux. La Porte s'assura par deux fois de l'exactitude de l'adresse, et partit en courant. Cependant, Á peine eut-il fait dix pas, qu'il revint. " Jeune homme, dit-il Á d'Artagnan, un conseil. -- Lequel ? -- Vous pourriez Ëtre inquiÊtÊ pour ce qui vient de se passer. -- Vous croyez ? -- Oui. -- Avez-vous quelque ami dont la pendule retarde ? -- Eh bien ? -- Allez le voir pour qu'il puisse tÊmoigner que vous Êtiez chez lui Á neuf heures et demie. En justice, cela s'appelle un alibi. " D'Artagnan trouva le conseil prudent ; il prit ses jambes Á son cou, il arriva chez M. de TrÊville ; mais, au lieu de passer au salon avec tout le monde, il demanda Á entrer dans son cabinet. Comme d'Artagnan Êtait un des habituÊs de l'hÆtel, on ne fit aucune difficultÊ d'accÊder Á sa demande ; et l'on alla prÊvenir M. de TrÊville que son jeune compatriote, ayant quelque chose d'important Á lui dire, sollicitait une audience particuliÉre. Cinq minutes aprÉs, M. de TrÊville demandait Á d'Artagnan ce qu'il pouvait faire pour son service et ce qui lui valait sa visite Á une heure si avancÊe. " Pardon, Monsieur ! dit d'Artagnan, qui avait profitÊ du moment oÝ il Êtait restÊ seul pour retarder l'horloge de trois quarts d'heure ; j'ai pensÊ que, comme il n'Êtait que neuf heures vingt-cinq minutes, il Êtait encore temps de me prÊsenter chez vous. -- Neuf heures vingt-cinq minutes ! s'Êcria M. de TrÊville en regardant sa pendule ; mais c'est impossible ! -- Voyez plutÆt, Monsieur, dit d'Artagnan, voilÁ qui fait foi. -- C'est juste, dit M. de TrÊville, j'aurais cru qu'il Êtait plus tard. Mais voyons, que me voulez-vous ? " Alors d'Artagnan fit Á M. de TrÊville une longue histoire sur la reine. Il lui exposa les craintes qu'il avait conÚues Á l'Êgard de Sa MajestÊ ; il lui raconta ce qu'il avait entendu dire des projets du cardinal Á l'endroit de Buckingham, et tout cela avec une tranquillitÊ et un aplomb dont M. de TrÊville fut d'autant mieux la dupe, que lui-mËme, comme nous l'avons dit, avait remarquÊ quelque chose de nouveau entre le cardinal, le roi et la reine. A dix heures sonnant, d'Artagnan quitta M. de TrÊville, qui le remercia de ses renseignements, lui recommanda d'avoir toujours Á coeur le service du roi et de la reine, et qui rentra dans le salon. Mais, au bas de l'escalier, d'Artagnan se souvint qu'il avait oubliÊ sa canne : en consÊquence, il remonta prÊcipitamment, rentra dans le cabinet, d'un tour de doigt remit la pendule Á son heure, pour qu'on ne pÙt pas s'apercevoir, le lendemain, qu'elle avait ÊtÊ dÊrangÊe, et sÙr dÊsormais qu'il y avait un tÊmoin pour prouver son alibi, il descendit l'escalier et se trouva bientÆt dans la rue. CHAPITRE XI. L'INTRIGUE SE NOUE Sa visite faite Á M. de TrÊville, d'Artagnan prit, tout pensif, le plus long pour rentrer chez lui. A quoi pensait d'Artagnan, qu'il s'Êcartait ainsi de sa route, regardant les Êtoiles du ciel, et tantÆt soupirant, tantÆt souriant ? Il pensait Á Mme Bonacieux. Pour un apprenti mousquetaire, la jeune femme Êtait presque une idÊalitÊ amoureuse. Jolie, mystÊrieuse, initiÊe Á presque tous les secrets de cour, qui reflÊtaient tant de charmante gravitÊ sur ses traits gracieux, elle Êtait soupÚonnÊe de n'Ëtre pas insensible, ce qui est un attrait irrÊsistible pour les amants novices ; de plus, d'Artagnan l'avait dÊlivrÊe des mains de ces dÊmons qui voulaient la fouiller et la maltraiter, et cet important service avait Êtabli entre elle et lui un de ces sentiments de reconnaissance qui prennent si facilement un plus tendre caractÉre. D'Artagnan se voyait dÊjÁ, tant les rËves marchent vite sur les ailes de l'imagination, accostÊ par un messager de la jeune femme qui lui remettait quelque billet de rendez-vous, une chaÏne d'or ou un diamant. Nous avons dit que les jeunes cavaliers recevaient sans honte de leur roi ; ajoutons qu'en ce temps de facile morale, ils n'avaient pas plus de vergogne Á l'endroit de leurs maÏtresses, et que celles-ci leur laissaient presque toujours de prÊcieux et durables souvenirs, comme si elles eussent essayÊ de conquÊrir la fragilitÊ de leurs sentiments par la soliditÊ de leurs dons. On faisait alors son chemin par les femmes, sans en rougir. Celles qui n'Êtaient que belles donnaient leur beautÊ, et de lÁ vient sans doute le proverbe, que la plus belle fille du monde ne peut donner que ce qu'elle a. Celles qui Êtaient riches donnaient en outre une partie de leur argent, et l'on pourrait citer bon nombre de hÊros de cette galante Êpoque qui n'eussent gagnÊ ni leurs Êperons d'abord, ni leurs batailles ensuite, sans la bourse plus ou moins garnie que leur maÏtresse attachait Á l'arÚon de leur selle. D'Artagnan ne possÊdait rien ; l'hÊsitation du provincial, vernis lÊger, fleur ÊphÊmÉre, duvet de la pËche, s'Êtait ÊvaporÊe au vent des conseils peu orthodoxes que les trois mousquetaires donnaient Á leur ami. D'Artagnan, suivant l'Êtrange coutume du temps, se regardait Á Paris comme en campagne, et cela ni plus ni moins que dans les Flandres : l'Espagnol lÁ-bas, la femme ici. C'Êtait partout un ennemi Á combattre, des contributions Á frapper. Mais, disons-le, pour le moment d'Artagnan Êtait mÙ d'un sentiment plus noble et plus dÊsintÊressÊ. Le mercier lui avait dit qu'il Êtait riche ; le jeune homme avait pu deviner qu'avec un niais comme l'Êtait M. Bonacieux, ce devait Ëtre la femme qui tenait la clef de la bourse. Mais tout cela n'avait influÊ en rien sur le sentiment produit par la vue de Mme Bonacieux, et l'intÊrËt Êtait restÊ Á peu prÉs Êtranger Á ce commencement d'amour qui en avait ÊtÊ la suite. Nous disons : Á peu prÉs, car l'idÊe qu'une jeune femme, belle, gracieuse, spirituelle, est riche en mËme temps, n'Æte rien Á ce commencement d'amour, et tout au contraire le corrobore. Il y a dans l'aisance une foule de soins et de caprices aristocratiques qui vont bien Á la beautÊ. Un bas fin et blanc, une robe de soie, une guimpe de dentelle, un joli soulier au pied, un frais ruban sur la tËte, ne font point jolie une femme laide, mais font belle une femme jolie, sans compter les mains qui gagnent Á tout cela ; les mains, chez les femmes surtout, ont besoin de rester oisives pour rester belles. Puis d'Artagnan, comme le sait bien le lecteur, auquel nous n'avons pas cachÊ l'Êtat de sa fortune, d'Artagnan n'Êtait pas un millionnaire ; il espÊrait bien le devenir un jour, mais le temps qu'il se fixait lui-mËme pour cet heureux changement Êtait assez ÊloignÊ. En attendant, quel dÊsespoir que de voir une femme qu'on aime dÊsirer ces mille riens dont les femmes composent leur bonheur, et de ne pouvoir lui donner ces mille riens ! Au moins, quand la femme est riche et que l'amant ne l'est pas, ce qu'il ne peut lui offrir elle se l'offre elle-mËme ; et quoique ce soit ordinairement avec l'argent du mari qu'elle se passe cette jouissance, il est rare que ce soit Á lui qu'en revienne la reconnaissance. Puis d'Artagnan, disposÊ Á Ëtre l'amant le plus tendre, Êtait en attendant un ami trÉs dÊvouÊ. Au milieu de ses projets amoureux sur la femme du mercier, il n'oubliait pas les siens. La jolie Mme Bonacieux Êtait femme Á promener dans la plaine Saint-Denis ou dans la foire Saint- Germain en compagnie d'Athos, de Porthos et d'Aramis, auxquels d'Artagnan serait fier de montrer une telle conquËte. Puis, quand on a marchÊ longtemps, la faim arrive ; d'Artagnan depuis quelque temps avait remarquÊ cela. On ferait de ces petits dÏners charmants oÝ l'on touche d'un cÆtÊ la main d'un ami, et de l'autre le pied d'une maÏtresse. Enfin, dans les moments pressants, dans les positions extrËmes, d'Artagnan serait le sauveur de ses amis. Et M. Bonacieux, que d'Artagnan avait poussÊ dans les mains des sbires en le reniant bien haut et Á qui il avait promis tout bas de le sauver ? Nous devons avouer Á nos lecteurs que d'Artagnan n'y songeait en aucune faÚon, ou que, s'il y songeait, c'Êtait pour se dire qu'il Êtait bien oÝ il Êtait, quelque part qu'il fÙt. L'amour est la plus ÊgoÐste de toutes les passions. Cependant, que nos lecteurs se rassurent : si d'Artagnan oublie son hÆte ou fait semblant de l'oublier, sous prÊtexte qu'il ne sait pas oÝ on l'a conduit, nous ne l'oublions pas, nous, et nous savons oÝ il est. Mais pour le moment, faisons comme le Gascon amoureux. Quant au digne mercier, nous reviendrons Á lui plus tard. D'Artagnan, tout en rÊflÊchissant Á ses futures amours, tout en parlant Á la nuit, tout en souriant aux Êtoiles, remontait la rue du Cherche-Midi ou Chasse-Midi, ainsi qu'on l'appelait alors. Comme il se trouvait dans le quartier d'Aramis, l'idÊe lui Êtait venue d'aller faire une visite Á son ami, pour lui donner quelques explications sur les motifs qui lui avaient fait envoyer Planchet avec invitation de se rendre immÊdiatement Á la souriciÉre. Or, si Aramis s'Êtait trouvÊ chez lui lorsque Planchet y Êtait venu, il avait sans aucun doute couru rue des Fossoyeurs, et n'y trouvant personne que ses deux autres compagnons peut-Ëtre, ils n'avaient dÙ savoir, ni les uns ni les autres, ce que cela voulait dire. Ce dÊrangement mÊritait donc une explication, voilÁ ce que disait tout haut d'Artagnan. Puis, tout bas, il pensait que c'Êtait pour lui une occasion de parler de la jolie petite Mme Bonacieux, dont son esprit, sinon son coeur, Êtait dÊjÁ tout plein. Ce n'est pas Á propos d'un premier amour qu'il faut demander de la discrÊtion. Ce premier amour est accompagnÊ d'une si grande joie, qu'il faut que cette joie dÊborde, sans cela elle vous Êtoufferait. Paris depuis deux heures Êtait sombre et commenÚait Á se faire dÊsert. Onze heures sonnaient Á toutes les horloges du faubourg Saint- Germain, il faisait un temps doux. D'Artagnan suivait une ruelle situÊe sur l'emplacement oÝ passe aujourd'hui la rue d'Assas, respirant les Êmanations embaumÊes qui venaient avec le vent de la rue de Vaugirard et qu'envoyaient les jardins rafraÏchis par la rosÊe du soir et par la brise de la nuit. Au loin rÊsonnaient, assourdis cependant par de bons volets, les chants des buveurs dans quelques cabarets perdus dans la plaine. ArrivÊ au bout de la ruelle, d'Artagnan tourna Á gauche. La maison qu'habitait Aramis se trouvait situÊe entre la rue Cassette et la rue Servandoni. D'Artagnan venait de dÊpasser la rue Cassette et reconnaissait dÊjÁ la porte de la maison de son ami, enfouie sous un massif de sycomores et de clÊmatites qui formaient un vaste bourrelet au-dessus d'elle lorsqu'il aperÚut quelque chose comme une ombre qui sortait de la rue Servandoni. Ce quelque chose Êtait enveloppÊ d'un manteau, et d'Artagnan crut d'abord que c'Êtait un homme ; mais, Á la petitesse de la taille, Á l'incertitude de la dÊmarche, Á l'embarras du pas, il reconnut bientÆt une femme. De plus, cette femme, comme si elle n'eÙt pas ÊtÊ bien sÙre de la maison qu'elle cherchait, levait les yeux pour se reconnaÏtre, s'arrËtait, retournait en arriÉre, puis revenait encore. D'Artagnan fut intriguÊ. " Si j'allais lui offrir mes services ! pensa-t-il. A son allure, on voit qu'elle est jeune ; peut-Ëtre jolie. Oh ! oui. Mais une femme qui court les rues Á cette heure ne sort guÉre que pour aller rejoindre son amant. Peste ! si j'allais troubler les rendez-vous, ce serait une mauvaise porte pour entrer en relations. " Cependant, la jeune femme s'avanÚait toujours, comptant les maisons et les fenËtres. Ce n'Êtait, au reste, chose ni longue, ni difficile. Il n'y avait que trois hÆtels dans cette partie de la rue, et deux fenËtres ayant vue sur cette rue ; l'une Êtait celle d'un pavillon parallÉle Á celui qu'occupait Aramis, l'autre Êtait celle d'Aramis lui-mËme. " Pardieu ! se dit d'Artagnan, auquel la niÉce du thÊologien revenait Á l'esprit ; pardieu ! il serait drÆle que cette colombe attardÊe cherch×t la maison de notre ami. Mais, sur mon ×me, cela y ressemble fort. Ah ! mon cher Aramis, pour cette fois, j'en veux avoir le coeur net. " Et d'Artagnan, se faisant le plus mince qu'il put, s'abrita dans le cÆtÊ le plus obscur de la rue, prÉs d'un banc de pierre situÊ au fond d'une niche. La jeune femme continua de s'avancer, car outre la lÊgÉretÊ de son allure, qui l'avait trahie, elle venait de faire entendre une petite toux qui dÊnonÚait une voix des plus fraÏches. D'Artagnan pensa que cette toux Êtait un signal. Cependant, soit qu'on eÙt rÊpondu Á cette toux par un signe Êquivalent qui avait fixÊ les irrÊsolutions de la nocturne chercheuse, soit que sans secours Êtranger elle eÙt reconnu qu'elle Êtait arrivÊe au bout de sa course, elle s'approcha rÊsolument du volet d'Aramis et frappa Á trois intervalles Êgaux avec son doigt recourbÊ. " C'est bien chez Aramis, murmura d'Artagnan. Ah ! Monsieur l'hypocrite ! je vous y prends Á faire de la thÊologie ! " Les trois coups Êtaient Á peine frappÊs, que la croisÊe intÊrieure s'ouvrit et qu'une lumiÉre parut Á travers les vitres du volet. " Ah ! ah ! fit l'Êcouteur non pas aux portes, mais aux fenËtres, ah ! la visite Êtait attendue. Allons, le volet va s'ouvrir et la dame entrera par escalade. TrÉs bien ! " Mais, au grand Êtonnement de d'Artagnan, le volet resta fermÊ. De plus, la lumiÉre qui avait flamboyÊ un instant, disparut, et tout rentra dans l'obscuritÊ. D'Artagnan pensa que cela ne pouvait durer ainsi, et continua de regarder de tous ses yeux et d'Êcouter de toutes ses oreilles. Il avait raison : au bout de quelques secondes, deux coups secs retentirent dans l'intÊrieur. La jeune femme de la rue rÊpondit par un seul coup, et le volet s'entrouvrit. On juge si d'Artagnan regardait et Êcoutait avec aviditÊ. Malheureusement, la lumiÉre avait ÊtÊ transportÊe dans un autre appartement. Mais les yeux du jeune homme s'Êtaient habituÊs Á la nuit. D'ailleurs les yeux des Gascons ont, Á ce qu'on assure, comme ceux des chats, la propriÊtÊ de voir pendant la nuit. D'Artagnan vit donc que la jeune femme tirait de sa poche un objet blanc qu'elle dÊploya vivement et qui prit la forme d'un mouchoir. Cet objet dÊployÊ, elle en fit remarquer le coin Á son interlocuteur. Cela rappela Á d'Artagnan ce mouchoir qu'il avait trouvÊ aux pieds de Mme Bonacieux, lequel lui avait rappelÊ celui qu'il avait trouvÊ aux pieds d'Aramis. " Que diable pouvait donc signifier ce mouchoir ? " PlacÊ oÝ il Êtait, d'Artagnan ne pouvait voir le visage d'Aramis, nous disons d'Aramis, parce que le jeune homme ne faisait aucun doute que ce fÙt son ami qui dialogu×t de l'intÊrieur avec la dame de l'extÊrieur ; la curiositÊ l'emporta donc sur la prudence, et, profitant de la prÊoccupation dans laquelle la vue du mouchoir paraissait plonger les deux personnages que nous avons mis en scÉne, il sortit de sa cachette, et prompt comme l'Êclair, mais Êtouffant le bruit de ses pas, il alla se coller Á un angle de la muraille, d'oÝ son oeil pouvait parfaitement plonger dans l'intÊrieur de l'appartement d'Aramis. ArrivÊ lÁ, d'Artagnan pensa jeter un cri de surprise : ce n'Êtait pas Aramis qui causait avec la nocturne visiteuse, c'Êtait une femme. Seulement, d'Artagnan y voyait assez pour reconnaÏtre la forme de ses vËtements, mais pas assez pour distinguer ses traits. Au mËme instant, la femme de l'appartement tira un second mouchoir de sa poche, et l'Êchangea avec celui qu'on venait de lui montrer. Puis, quelques mots furent prononcÊs entre les deux femmes. Enfin le volet se referma ; la femme qui se trouvait Á l'extÊrieur de la fenËtre se retourna, et vint passer Á quatre pas de d'Artagnan en abaissant la coiffe de sa mante ; mais la prÊcaution avait ÊtÊ prise trop tard, d'Artagnan avait dÊjÁ reconnu Mme Bonacieux. Mme Bonacieux ! Le soupÚon que c'Êtait elle lui avait dÊjÁ traversÊ l'esprit quand elle avait tirÊ le mouchoir de sa poche ; mais quelle probabilitÊ que Mme Bonacieux, qui avait envoyÊ chercher M. de La Porte pour se faire reconduire par lui au Louvre, courÙt les rues de Paris seule Á onze heures et demie du soir, au risque de se faire enlever une seconde fois ? Il fallait donc que ce fÙt pour une affaire bien importante ; et quelle est l'affaire importante d'une femme de vingt-cinq ans ? L'amour. Mais Êtait-ce pour son compte ou pour le compte d'une autre personne qu'elle s'exposait Á de semblables hasards ? VoilÁ ce que se demandait Á lui-mËme le jeune homme, que le dÊmon de la jalousie mordait au coeur ni plus ni moins qu'un amant en titre. Il y avait, au reste, un moyen bien simple de s'assurer oÝ allait Mme Bonacieux : c'Êtait de la suivre. Ce moyen Êtait si simple, que d'Artagnan l'employa tout naturellement et d'instinct. Mais, Á la vue du jeune homme qui se dÊtachait de la muraille comme une statue de sa niche, et au bruit des pas qu'elle entendit retentir derriÉre elle, Mme Bonacieux jeta un petit cri et s'enfuit. D'Artagnan courut aprÉs elle. Ce n'Êtait pas une chose difficile pour lui que de rejoindre une femme embarrassÊe dans son manteau. Il la rejoignit donc au tiers de la rue dans laquelle elle s'Êtait engagÊe. La malheureuse Êtait ÊpuisÊe, non pas de fatigue, mais de terreur, et quand d'Artagnan lui posa la main sur l'Êpaule, elle tomba sur un genou en criant d'une voix ÊtranglÊe : " Tuez-moi si vous voulez, mais vous ne saurez rien. " D'Artagnan la releva en lui passant le bras autour de la taille ; mais comme il sentait Á son poids qu'elle Êtait sur le point de se trouver mal, il s'empressa de la rassurer par des protestations de dÊvouement. Ces protestations n'Êtaient rien pour Mme Bonacieux ; car de pareilles protestations peuvent se faire avec les plus mauvaises intentions du monde ; mais la voix Êtait tout. La jeune femme crut reconnaÏtre le son de cette voix : elle rouvrit les yeux, jeta un regard sur l'homme qui lui avait fait si grand-peur, et, reconnaissant d'Artagnan, elle poussa un cri de joie. " Oh ! c'est vous, c'est vous ! dit-elle ; merci, mon Dieu ! -- Oui, c'est moi, dit d'Artagnan, moi que Dieu a envoyÊ pour veiller sur vous. -- Etait-ce dans cette intention que vous me suiviez ? " demanda avec un sourire plein de coquetterie la jeune femme, dont le caractÉre un peu railleur reprenait le dessus, et chez laquelle toute crainte avait disparu du moment oÝ elle avait reconnu un ami dans celui qu'elle avait pris pour un ennemi. " Non, dit d'Artagnan, non, je l'avoue ; c'est le hasard qui m'a mis sur votre route ; j'ai vu une femme frapper Á la fenËtre d'un de mes amis... -- D'un de vos amis ? interrompit Mme Bonacieux. -- Sans doute ; Aramis est de mes meilleurs amis. -- Aramis ! qu'est-ce que cela ? -- Allons donc ! allez-vous me dire que vous ne connaissez pas Aramis ? -- C'est la premiÉre fois que j'entends prononcer ce nom. -- C'est donc la premiÉre fois que vous venez Á cette maison ? -- Sans doute. -- Et vous ne saviez pas qu'elle fÙt habitÊe par un jeune homme ? -- Non. -- Par un mousquetaire ? -- Nullement. -- Ce n'est donc pas lui que vous veniez chercher ? -- Pas le moins du monde. D'ailleurs, vous l'avez bien vu, la personne Á qui j'ai parlÊ est une femme. -- C'est vrai ; mais cette femme est des amies d'Aramis. -- Je n'en sais rien. -- Puisqu'elle loge chez lui. -- Cela ne me regarde pas. -- Mais qui est-elle ? -- Oh ! cela n'est point mon secret. -- ChÉre Madame Bonacieux, vous Ëtes charmante ; mais en mËme temps vous Ëtes la femme la plus mystÊrieuse... -- Est-ce que je perds Á cela ? -- Non ; vous Ëtes, au contraire, adorable. -- Alors, donnez-moi le bras. -- Bien volontiers. Et maintenant ? -- Maintenant, conduisez-moi. -- OÝ cela ? -- OÝ je vais. -- Mais oÝ allez-vous ? -- Vous le verrez, puisque vous me laisserez Á la porte. -- Faudra-t-il vous attendre ? -- Ce sera inutile. -- Vous reviendrez donc seule ? -- Peut-Ëtre oui, peut-Ëtre non. -- Mais la personne qui vous accompagnera ensuite sera-t-elle un homme, sera-t-elle une femme ? -- Je n'en sais rien encore. -- Je le saurai bien, moi ! -- Comment cela ? -- Je vous attendrai pour vous voir sortir. -- En ce cas, adieu ! -- Comment cela ? -- Je n'ai pas besoin de vous. -- Mais vous aviez rÊclamÊ... -- L'aide d'un gentilhomme, et non la surveillance d'un espion. -- Le mot est un peu dur ! -- Comment appelle-t-on ceux qui suivent les gens malgrÊ eux ? -- Des indiscrets. -- Le mot est trop doux. -- Allons, Madame, je vois bien qu'il faut faire tout ce que vous voulez. -- Pourquoi vous Ëtre privÊ du mÊrite de le faire tout de suite ? -- N'y en a-t-il donc aucun Á se repentir ? -- Et vous repentez-vous rÊellement ? -- Je n'en sais rien moi-mËme. Mais ce que je sais, c'est que je vous promets de faire tout ce que vous voudrez si vous me laissez vous accompagner jusqu'oÝ vous allez. -- Et vous me quitterez aprÉs ? -- Oui. -- Sans m'Êpier Á ma sortie ? -- Non. -- Parole d'honneur ? -- Foi de gentilhomme ! -- Prenez mon bras et marchons alors. " D'Artagnan offrit son bras Á Mme Bonacieux, qui s'y suspendit, moitiÊ rieuse, moitiÊ tremblante, et tous deux gagnÉrent le haut de la rue de La Harpe. ArrivÊe lÁ, la jeune femme parut hÊsiter, comme elle avait dÊjÁ fait dans la rue de Vaugirard. Cependant, Á de certains signes, elle sembla reconnaÏtre une porte ; et s'approchant de cette porte : " Et maintenant, Monsieur, dit-elle, c'est ici que j'ai affaire ; mille fois merci de votre honorable compagnie, qui m'a sauvÊe de tous les dangers auxquels, seule, j'eusse ÊtÊ exposÊe. Mais le moment est venu de tenir votre parole : je suis arrivÊe Á ma destination. -- Et vous n'aurez plus rien Á craindre en revenant ? -- Je n'aurai Á craindre que les voleurs. -- N'est-ce donc rien ? -- Que pourraient-ils me prendre ? je n'ai pas un denier sur moi. -- Vous oubliez ce beau mouchoir brodÊ, armoriÊ. -- Lequel ? -- Celui que j'ai trouvÊ Á vos pieds et que j'ai remis dans votre poche. -- Taisez-vous, taisez-vous, malheureux ! s'Êcria la jeune femme, voulez-vous me perdre ? -- Vous voyez bien qu'il y a encore du danger pour vous, puisqu'un seul mot vous fait trembler, et que vous avouez que, si on entendait ce mot, vous seriez perdue. Ah ! tenez, Madame, s'Êcria d'Artagnan en lui saisissant la main et la couvrant d'un ardent regard, tenez ! soyez plus gÊnÊreuse, confiez-vous Á moi ; n'avez-vous donc pas lu dans mes yeux qu'il n'y a que dÊvouement et sympathie dans mon coeur ? -- Si fait, rÊpondit Mme Bonacieux ; aussi demandez-moi mes secrets, et je vous les dirai ; mais ceux des autres, c'est autre chose. -- C'est bien, dit d'Artagnan, je les dÊcouvrirai ; puisque ces secrets peuvent avoir une influence sur votre vie, il faut que ces secrets deviennent les miens. -- Gardez-vous-en bien, s'Êcria la jeune femme avec un sÊrieux qui fit frissonner d'Artagnan malgrÊ lui. Oh ! ne vous mËlez en rien de ce qui me regarde, ne cherchez point Á m'aider dans ce que j'accomplis ; et cela, je vous le demande au nom de l'intÊrËt que je vous inspire, au nom du service que vous m'avez rendu, et que je n'oublierai de ma vie. Croyez bien plutÆt Á ce que je vous dis. Ne vous occupez plus de moi, je n'existe plus pour vous, que ce soit comme si vous ne m'aviez jamais vue. -- Aramis doit-il en faire autant que moi, Madame ? dit d'Artagnan piquÊ. -- VoilÁ dÊjÁ deux ou trois fois que vous avez prononcÊ ce nom, Monsieur, et cependant je vous ai dit que je ne le connaissais pas. -- Vous ne connaissez pas l'homme au volet duquel vous avez ÊtÊ frapper. Allons donc, Madame ! vous me croyez par trop crÊdule, aussi ! -- Avouez que c'est pour me faire parler que vous inventez cette histoire, et que vous crÊez ce personnage. -- Je n'invente rien, Madame, je ne crÊe rien, je dis l'exacte vÊritÊ. -- Et vous dites qu'un de vos amis demeure dans cette maison ? -- Je le dis et je le rÊpÉte pour la troisiÉme fois, cette maison est celle qu'habite mon ami, et cet ami est Aramis. -- Tout cela s'Êclaircira plus tard, murmura la jeune femme : maintenant, Monsieur, taisez-vous. -- Si vous pouviez voir mon coeur tout Á dÊcouvert, dit d'Artagnan, vous y liriez tant de curiositÊ, que vous auriez pitiÊ de moi, et tant d'amour, que vous satisferiez Á l'instant mËme ma curiositÊ. On n'a rien Á craindre de ceux qui vous aiment. -- Vous parlez bien vite d'amour, Monsieur ! dit la jeune femme en secouant la tËte. -- C'est que l'amour m'est venu vite et pour la premiÉre fois, et que je n'ai pas vingt ans. " La jeune femme le regarda Á la dÊrobÊe. " Ecoutez, je suis dÊjÁ sur la trace, dit d'Artagnan. Il y a trois mois, j'ai manquÊ avoir un duel avec Aramis pour un mouchoir pareil Á celui que vous avez montrÊ Á cette femme qui Êtait chez lui, pour un mouchoir marquÊ de la mËme maniÉre, j'en suis sÙr. -- Monsieur, dit la jeune femme, vous me fatiguez fort, je vous le jure, avec ces questions. -- Mais vous, si prudente, Madame, songez-y, si vous Êtiez arrËtÊe avec ce mouchoir, et que ce mouchoir fÙt saisi, ne seriez-vous pas compromise ? -- Pourquoi cela, les initiales ne sont-elles pas les miennes : C. B. , Constance Bonacieux ? -- Ou Camille de Bois-Tracy. -- Silence, Monsieur, encore une fois silence ! Ah ! puisque les dangers que je cours pour moi-mËme ne vous arrËtent pas, songez Á ceux que vous pouvez courir, vous ! -- Moi ? -- Oui, vous. Il y a danger de la prison, il y a danger de la vie Á me connaÏtre. -- Alors, je ne vous quitte plus. -- Monsieur, dit la jeune femme suppliant et joignant les mains, Monsieur, au nom du Ciel, au nom de l'honneur d'un militaire, au nom de la courtoisie d'un gentilhomme, Êloignez-vous ; tenez, voilÁ minuit qui sonne, c'est l'heure oÝ l'on m'attend. -- Madame, dit le jeune homme en s'inclinant, je ne sais rien refuser Á qui me demande ainsi ; soyez contente, je m'Êloigne. -- Mais vous ne me suivrez pas, vous ne m'Êpierez pas ? -- Je rentre chez moi Á l'instant. -- Ah ! je le savais bien, que vous Êtiez un brave jeune homme ! " s'Êcria Mme Bonacieux en lui tendant une main et en posant l'autre sur le marteau d'une petite porte presque perdue dans la muraille. -- D'Artagnan saisit la main qu'on lui tendait et la baisa ardemment. " Ah ! j'aimerais mieux ne vous avoir jamais vue, s'Êcria d'Artagnan avec cette brutalitÊ naÐve que les femmes prÊfÉrent souvent aux affÊteries de la politesse, parce qu'elle dÊcouvre le fond de la pensÊe et qu'elle prouve que le sentiment l'emporte sur la raison. -- Eh bien, reprit Mme Bonacieux d'une voix presque caressante, et en serrant la main de d'Artagnan qui n'avait pas abandonnÊ la sienne ; Eh bien, je n'en dirai pas autant que vous : ce qui est perdu pour aujourd'hui n'est pas perdu pour l'avenir. Qui sait si, lorsque je serai dÊliÊe un jour, je ne satisferai pas votre curiositÊ ? -- Et faites-vous la mËme promesse Á mon amour ? s'Êcria d'Artagnan au comble de la joie. -- Oh ! de ce cÆtÊ, je ne veux point m'engager, cela dÊpendra des sentiments que vous saurez m'inspirer. -- Ainsi, aujourd'hui, Madame... -- Aujourd'hui, Monsieur, je n'en suis encore qu'Á la reconnaissance. -- Ah ! vous Ëtes trop charmante, dit d'Artagnan avec tristesse, et vous abusez de mon amour. -- Non, j'use de votre gÊnÊrositÊ, voilÁ tout. Mais, croyez-le bien, avec certaines gens tout se retrouve. -- Oh ! vous me rendez le plus heureux des hommes. N'oubliez pas cette soirÊe, n'oubliez pas cette promesse. -- Soyez tranquille, en temps et lieu je me souviendrai de tout. Eh bien, partez donc, partez, au nom du Ciel ! On m'attendait Á minuit juste, et je suis en retard. -- De cinq minutes. -- Oui ; mais dans certaines circonstances, cinq minutes sont cinq siÉcles. -- Quand on aime. -- Eh bien, qui vous dit que je n'ai pas affaire Á un amoureux ? -- C'est un homme qui vous attend ? s'Êcria d'Artagnan, un homme ! -- Allons, voilÁ la discussion qui va recommencer, fit Mme Bonacieux avec un demi-sourire qui n'Êtait pas exempt d'une certaine teinte d'impatience. -- Non, non, je m'en vais, je pars ; je crois en vous, je veux avoir tout le mÊrite de mon dÊvouement, ce dÊvouement dÙt-il Ëtre une stupiditÊ. Adieu, Madame, adieu ! " Et comme s'il ne se fÙt senti la force de se dÊtacher de la main qu'il tenait que par une secousse, il s'Êloigna tout courant, tandis que Mme Bonacieux frappait, comme au volet, trois coups lents et rÊguliers ; puis, arrivÊ Á l'angle de la rue, il se retourna : la porte s'Êtait ouverte et refermÊe, la jolie merciÉre avait disparu. D'Artagnan continua son chemin, il avait donnÊ sa parole de ne pas Êpier Mme Bonacieux, et sa vie eÙt-elle dÊpendu de l'endroit oÝ elle allait se rendre, ou de la personne qui devait l'accompagner, d'Artagnan serait rentrÊ chez lui, puisqu'il avait dit qu'il y rentrait. Cinq minutes aprÉs, il Êtait dans la rue des Fossoyeurs. " Pauvre Athos, disait-il, il ne saura pas ce que cela veut dire. Il se sera endormi en m'attendant, ou il sera retournÊ chez lui, et en rentrant il aura appris qu'une femme y Êtait venue. Une femme chez Athos ! AprÉs tout, continua d'Artagnan, il y en avait bien une chez Aramis. Tout cela est fort Êtrange, et je serais bien curieux de savoir comment cela finira. -- Mal, Monsieur, mal " , rÊpondit une voix que le jeune homme reconnut pour celle de Planchet ; car tout en monologuant tout haut, Á la maniÉre des gens trÉs prÊoccupÊs, il s'Êtait engagÊ dans l'allÊe au fond de laquelle Êtait l'escalier qui conduisait Á sa chambre. " Comment, mal ? que veux-tu dire, imbÊcile ? demanda d'Artagnan, qu'est-il donc arrivÊ ? -- Toutes sortes de malheurs. -- Lesquels ? -- D'abord M. Athos est arrËtÊ. -- ArrËtÊ ! Athos ! arrËtÊ ! pourquoi ? -- On l'a trouvÊ chez vous ; on l'a pris pour vous. -- Et par qui a-t-il ÊtÊ arrËtÊ ? -- Par la garde qu'ont ÊtÊ chercher les hommes noirs que vous avez mis en fuite. -- Pourquoi ne s'est-il pas nommÊ ? pourquoi n'a-t-il pas dit qu'il Êtait Êtranger Á cette affaire ? -- Il s'en est bien gardÊ, Monsieur ; il s'est au contraire approchÊ de moi et m'a dit : " C'est ton maÏtre qui a besoin de sa libertÊ en ce moment, et non pas moi, puisqu'il sait tout et que je ne sais rien. On le croira arrËtÊ, et cela lui donnera du temps ; dans trois jours je dirai qui je suis, et il faudra bien qu'on me fasse sortir. " -- Bravo, Athos ! noble coeur, murmura d'Artagnan, je le reconnais bien lÁ ! Et qu'ont fait les sbires ? -- Quatre l'ont emmenÊ je ne sais oÝ, Á la Bastille ou au Fort-l'EvËque ; deux sont restÊs avec les hommes noirs, qui ont fouillÊ partout et qui ont pris tous les papiers. Enfin les deux derniers, pendant cette expÊdition, montaient la garde Á la porte ; puis, quand tout a ÊtÊ fini, ils sont partis, laissant la maison vide et tout ouvert. -- Et Porthos et Aramis ? -- Je ne les avais pas trouvÊs, ils ne sont pas venus. -- Mais ils peuvent venir d'un moment Á l'autre, car tu leur as fait dire que je les attendais ? -- Oui, Monsieur. -- Eh bien, ne bouge pas d'ici ; s'ils viennent, prÊviens-les de ce qui m'est arrivÊ, qu'ils m'attendent au cabaret de la Pomme de Pin ; ici il y aurait danger, la maison peut Ëtre espionnÊe. Je cours chez M. de TrÊville pour lui annoncer tout cela, et je les y rejoins. -- C'est bien, Monsieur, dit Planchet. -- Mais tu resteras, tu n'auras pas peur ! dit d'Artagnan en revenant sur ses pas pour recommander le courage Á son laquais. -- Soyez tranquille, Monsieur, dit Planchet, vous ne me connaissez pas encore ; je suis brave quand je m'y mets, allez ; c'est le tout de m'y mettre ; d'ailleurs je suis Picard. -- Alors, c'est convenu, dit d'Artagnan, tu te fais tuer plutÆt que de quitter ton poste. -- Oui, Monsieur, et il n'y a rien que je ne fasse pour prouver Á Monsieur que je lui suis attachÊ. " " Bon, dit en lui-mËme d'Artagnan, il paraÏt que la mÊthode que j'ai employÊe Á l'Êgard de ce garÚon est dÊcidÊment la bonne : j'en userai dans l'occasion. " Et de toute la vitesse de ses jambes, dÊjÁ quelque peu fatiguÊes cependant par les courses de la journÊe, d'Artagnan se dirigea vers la rue du Colombier. M. de TrÊville n'Êtait point Á son hÆtel ; sa compagnie Êtait de garde au Louvre ; il Êtait au Louvre avec sa compagnie. Il fallait arriver jusqu'Á M. de TrÊville ; il Êtait important qu'il fÙt prÊvenu de ce qui se passait. D'Artagnan rÊsolut d'essayer d'entrer au Louvre. Son costume de garde dans la compagnie de M. des Essarts lui devait Ëtre un passeport. Il descendit donc la rue des Petits-Augustins, et remonta le quai pour prendre le Pont-Neuf. Il avait eu un instant l'idÊe de passer le bac ; mais en arrivant au bord de l'eau, il avait machinalement introduit sa main dans sa poche et s'Êtait aperÚu qu'il n'avait pas de quoi payer le passeur. Comme il arrivait Á la hauteur de la rue GuÊnÊgaud, il vit dÊboucher de la rue Dauphine un groupe composÊ de deux personnes et dont l'allure le frappa. Les deux personnes qui composaient le groupe Êtaient : l'un, un homme ; l'autre, une femme. La femme avait la tournure de Mme Bonacieux, et l'homme ressemblait Á s'y mÊprendre Á Aramis. En outre, la femme avait cette mante noire que d'Artagnan voyait encore se dessiner sur le volet de la rue de Vaugirard et sur la porte de la rue de La Harpe. De plus, l'homme portait l'uniforme des mousquetaires. Le capuchon de la femme Êtait rabattu, l'homme tenait son mouchoir sur son visage ; tous deux, cette double prÊcaution l'indiquait, tous deux avaient donc intÊrËt Á n'Ëtre point reconnus. Ils prirent le pont : c'Êtait le chemin de d'Artagnan, puisque d'Artagnan se rendait au Louvre ; d'Artagnan les suivit. D'Artagnan n'avait pas fait vingt pas, qu'il fut convaincu que cette femme, c'Êtait Mme Bonacieux, et que cet homme, c'Êtait Aramis. Il sentit Á l'instant mËme tous les soupÚons de la jalousie qui s'agitaient dans son coeur. Il Êtait doublement trahi et par son ami et par celle qu'il aimait dÊjÁ comme une maÏtresse. Mme Bonacieux lui avait jurÊ ses grands dieux qu'elle ne connaissait pas Aramis, et un quart d'heure aprÉs qu'elle lui avait fait ce serment, il la retrouvait au bras d'Aramis. D'Artagnan ne rÊflÊchit pas seulement qu'il connaissait la jolie merciÉre depuis trois heures seulement, qu'elle ne lui devait rien qu'un peu de reconnaissance pour l'avoir dÊlivrÊe des hommes noirs qui voulaient l'enlever, et qu'elle ne lui avait rien promis. Il se regarda comme un amant outragÊ, trahi, bafouÊ ; le sang et la colÉre lui montÉrent au visage, il rÊsolut de tout Êclaircir. La jeune femme et le jeune homme s'Êtaient aperÚus qu'ils Êtaient suivis, et ils avaient doublÊ le pas. D'Artagnan prit sa course, les dÊpassa, puis revint sur eux au moment oÝ ils se trouvaient devant la Samaritaine, ÊclairÊe par un rÊverbÉre qui projetait sa lueur sur toute cette partie du pont. D'Artagnan s'arrËta devant eux, et ils s'arrËtÉrent devant lui. " Que voulez-vous, Monsieur ? demanda le mousquetaire en reculant d'un pas et avec un accent Êtranger qui prouvait Á d'Artagnan qu'il s'Êtait trompÊ dans une partie de ses conjectures. -- Ce n'est pas Aramis ! s'Êcria-t-il. -- Non, Monsieur, ce n'est point Aramis, et Á votre exclamation je vois que vous m'avez pris pour un autre, et je vous pardonne. -- Vous me pardonnez ! s'Êcria d'Artagnan. -- Oui, rÊpondit l'inconnu. Laissez-moi donc passer, puisque ce n'est pas Á moi que vous avez affaire. -- Vous avez raison, Monsieur, dit d'Artagnan, ce n'est pas Á vous que j'ai affaire, c'est Á Madame. -- A Madame ! vous ne la connaissez pas, dit l'Êtranger. -- Vous vous trompez, Monsieur, je la connais. -- Ah ! fit Mme Bonacieux d'un ton de reproche ; ah, Monsieur ! j'avais votre parole de militaire et votre foi de gentilhomme ; j'espÊrais pouvoir compter dessus. -- Et moi, Madame, dit d'Artagnan embarrassÊ, vous m'aviez promis... -- Prenez mon bras, Madame, dit l'Êtranger, et continuons notre chemin. " Cependant d'Artagnan, Êtourdi, atterrÊ, anÊanti par tout ce qui lui arrivait, restait debout et les bras croisÊs devant le mousquetaire et Mme Bonacieux. Le mousquetaire fit deux pas en avant et Êcarta d'Artagnan avec la main. D'Artagnan fit un bond en arriÉre et tira son ÊpÊe. En mËme temps et avec la rapiditÊ de l'Êclair, l'inconnu tira la sienne. " Au nom du Ciel, Milord ! s'Êcria Mme Bonacieux en se jetant entre les combattants et prenant les ÊpÊes Á pleines mains. -- Milord ! s'Êcria d'Artagnan illuminÊ d'une idÊe subite, Milord ! pardon, Monsieur ; mais est-ce que vous seriez... -- Milord duc de Buckingham, dit Mme Bonacieux Á demi-voix ; et maintenant vous pouvez nous perdre tous. -- Milord, Madame, pardon, cent fois pardon ; mais je l'aimais, Milord, et j'Êtais jaloux ; vous savez ce que c'est que d'aimer, Milord ; pardonnez-moi, et dites-moi comment je puis me faire tuer pour Votre Gr×ce. -- Vous Ëtes un brave jeune homme, dit Buckingham en tendant Á d'Artagnan une main que celui-ci serra respectueusement ; vous m'offrez vos services, je les accepte ; suivez-nous Á vingt pas jusqu'au Louvre ; et si quelqu'un nous Êpie, tuez-le ! " D'Artagnan mit son ÊpÊe nue sous son bras, laissa prendre Á Mme Bonacieux et au duc vingt pas d'avance et les suivit, prËt Á exÊcuter Á la lettre les instructions du noble et ÊlÊgant ministre de Charles Ier. Mais heureusement le jeune sÊide n'eut aucune occasion de donner au duc cette preuve de son dÊvouement, et la jeune femme et le beau mousquetaire rentrÉrent au Louvre par le guichet de l'Echelle sans avoir ÊtÊ inquiÊtÊs. Quant Á d'Artagnan, il se rendit aussitÆt au cabaret de la Pomme de Pin , oÝ il trouva Porthos et Aramis qui l'attendaient. Mais, sans leur donner d'autre explication sur le dÊrangement qu'il leur avait causÊ, il leur dit qu'il avait terminÊ seul l'affaire pour laquelle il avait cru un instant avoir besoin de leur intervention. Et maintenant, emportÊs que nous sommes par notre rÊcit, laissons nos trois amis rentrer chacun chez soi, et suivons, dans les dÊtours du Louvre, le duc de Buckingham et son guide. CHAPITRE XII. GEORGES VILLIERS, DUC DE BUCKINGHAM Madame Bonacieux et le duc entrÉrent au Louvre sans difficultÊ ; Mme Bonacieux Êtait connue pour appartenir Á la reine ; le duc portait l'uniforme des mousquetaires de M. de TrÊville, qui, comme nous l'avons dit, Êtait de garde ce soir-lÁ. D'ailleurs Germain Êtait dans les intÊrËts de la reine, et si quelque chose arrivait, Mme Bonacieux serait accusÊe d'avoir introduit son amant au Louvre, voilÁ tout ; elle prenait sur elle le crime : sa rÊputation Êtait perdue, il est vrai, mais de quelle valeur Êtait dans le monde la rÊputation d'une petite merciÉre ? Une fois entrÊs dans l'intÊrieur de la cour, le duc et la jeune femme suivirent le pied de la muraille pendant l'espace d'environ vingt-cinq pas ; cet espace parcouru, Mme Bonacieux poussa une petite porte de service, ouverte le jour, mais ordinairement fermÊe la nuit ; la porte cÊda ; tous deux entrÉrent et se trouvÉrent dans l'obscuritÊ, mais Mme Bonacieux connaissait tous les tours et dÊtours de cette partie du Louvre, destinÊe aux gens de la suite. Elle referma les portes derriÉre elle, prit le duc par la main, fit quelques pas en t×tonnant, saisit une rampe, toucha du pied un degrÊ, et commenÚa de monter un escalier : le duc compta deux Êtages. Alors elle prit Á droite, suivit un long corridor, redescendit un Êtage, fit quelques pas encore, introduisit une clef dans une serrure, ouvrit une porte et poussa le duc dans un appartement ÊclairÊ seulement par une lampe de nuit, en disant : " Restez ici, Milord duc, on va venir. " Puis elle sortit par la mËme porte, qu'elle ferma Á la clef, de sorte que le duc se trouva littÊralement prisonnier. Cependant, tout isolÊ qu'il se trouvait, il faut le dire, le duc de Buckingham n'Êprouva pas un instant de crainte ; un des cÆtÊs saillants de son caractÉre Êtait la recherche de l'aventure et l'amour du romanesque. Brave, hardi, entreprenant, ce n'Êtait pas la premiÉre fois qu'il risquait sa vie dans de pareilles tentatives ; il avait appris que ce prÊtendu message d'Anne d'Autriche, sur la foi duquel il Êtait venu Á Paris, Êtait un piÉge, et au lieu de regagner l'Angleterre, il avait, abusant de la position qu'on lui avait faite, dÊclarÊ Á la reine qu'il ne partirait pas sans l'avoir vue. La reine avait positivement refusÊ d'abord, puis enfin elle avait craint que le duc, exaspÊrÊ, ne fÏt quelque folie. DÊjÁ elle Êtait dÊcidÊe Á le recevoir et Á le supplier de partir aussitÆt, lorsque, le soir mËme de cette dÊcision, Mme Bonacieux, qui Êtait chargÊe d'aller chercher le duc et de le conduire au Louvre, fut enlevÊe. Pendant deux jours on ignora complÉtement ce qu'elle Êtait devenue, et tout resta en suspens. Mais une fois libre, une fois remise en rapport avec La Porte, les choses avaient repris leur cours, et elle venait d'accomplir la pÊrilleuse entreprise que, sans son arrestation, elle eÙt exÊcutÊe trois jours plus tÆt. Buckingham, restÊ seul, s'approcha d'une glace. Cet habit de mousquetaire lui allait Á merveille. A trente-cinq ans qu'il avait alors, il passait Á juste titre pour le plus beau gentilhomme et pour le plus ÊlÊgant cavalier de France et d'Angleterre. Favori de deux rois, riche Á millions, tout-puissant dans un royaume qu'il bouleversait Á sa fantaisie et calmait Á son caprice, Georges Villiers, duc de Buckingham, avait entrepris une de ces existences fabuleuses qui restent dans le cours des siÉcles comme un Êtonnement pour la postÊritÊ. Aussi, sÙr de lui-mËme, convaincu de sa puissance, certain que les lois qui rÊgissent les autres hommes ne pouvaient l'atteindre, allait-il droit au but qu'il s'Êtait fixÊ, ce but fÙt-il si ÊlevÊ et si Êblouissant que c'eÙt ÊtÊ folie pour un autre que de l'envisager seulement. C'est ainsi qu'il Êtait arrivÊ Á s'approcher plusieurs fois de la belle et fiÉre Anne d'Autriche et Á s'en faire aimer, Á force d'Êblouissement. Georges Villiers se plaÚa donc devant une glace, comme nous l'avons dit, rendit Á sa belle chevelure blonde les ondulations que le poids de son chapeau lui avait fait perdre, retroussa sa moustache, et le coeur tout gonflÊ de joie, heureux et fier de toucher au moment qu'il avait si longtemps dÊsirÊ, se sourit Á lui-mËme d'orgueil et d'espoir. En ce moment, une porte cachÊe dans la tapisserie s'ouvrit et une femme apparut. Buckingham vit cette apparition dans la glace ; il jeta un cri, c'Êtait la reine ! Anne d'Autriche avait alors vingt-six ou vingt-sept ans, c'est-Á-dire qu'elle se trouvait dans tout l'Êclat de sa beautÊ. Sa dÊmarche Êtait celle d'une reine ou d'une dÊesse ; ses yeux, qui jetaient des reflets d'Êmeraude, Êtaient parfaitement beaux, et tout Á la fois pleins de douceur et de majestÊ. Sa bouche Êtait petite et vermeille, et quoique sa lÉvre infÊrieure, comme celle des princes de la maison d'Autriche, avanÚ×t lÊgÉrement sur l'autre, elle Êtait Êminemment gracieuse dans le sourire, mais aussi profondÊment dÊdaigneuse dans le mÊpris. Sa peau Êtait citÊe pour sa douceur et son veloutÊ, sa main et ses bras Êtaient d'une beautÊ surprenante, et tous les poÉtes du temps les chantaient comme incomparables. Enfin ses cheveux, qui, de blonds qu'ils Êtaient dans sa jeunesse, Êtaient devenus ch×tains, et qu'elle portait frisÊs trÉs clair et avec beaucoup de poudre, encadraient admirablement son visage, auquel le censeur le plus rigide n'eÙt pu souhaiter qu'un peu moins de rouge, et le statuaire le plus exigeant qu'un peu plus de finesse dans le nez. Buckingham resta un instant Êbloui ; jamais Anne d'Autriche ne lui Êtait apparue aussi belle, au milieu des bals, des fËtes, des carrousels, qu'elle lui apparut en ce moment, vËtue d'une simple robe de satin blanc et accompagnÊe de doÓa EstÊfania, la seule de ses femmes espagnoles qui n'eÙt pas ÊtÊ chassÊe par la jalousie du roi et par les persÊcutions de Richelieu. Anne d'Autriche fit deux pas en avant ; Buckingham se prÊcipita Á ses genoux, et avant que la reine eÙt pu l'en empËcher, il baisa le bas de sa robe. " Duc, vous savez dÊjÁ que ce n'est pas moi qui vous ai fait Êcrire. -- Oh ! oui, Madame, oui, Votre MajestÊ, s'Êcria le duc ; je sais que j'ai ÊtÊ un fou, un insensÊ de croire que la neige s'animerait, que le marbre s'Êchaufferait ; mais, que voulez-vous, quand on aime, on croit facilement Á l'amour ; d'ailleurs je n'ai pas tout perdu Á ce voyage, puisque je vous vois. -- Oui, rÊpondit Anne, mais vous savez pourquoi et comment je vous vois, Milord. Je vous vois par pitiÊ pour vous-mËme ; je vous vois parce qu'insensible Á toutes mes peines, vous vous Ëtes obstinÊ Á rester dans une ville oÝ, en restant, vous courez risque de la vie et me faites courir risque de mon honneur ; je vous vois pour vous dire que tout nous sÊpare, les profondeurs de la mer, l'inimitiÊ des royaumes, la saintetÊ des serments. Il est sacrilÉge de lutter contre tant de choses, Milord. Je vous vois enfin pour vous dire qu'il ne faut plus nous voir. -- Parlez, Madame ; parlez, reine, dit Buckingham ; la douceur de votre voix couvre la duretÊ de vos paroles. Vous parlez de sacrilÉge ! mais le sacrilÉge est dans la sÊparation des coeurs que Dieu avait formÊs l'un pour l'autre. -- Milord, s'Êcria la reine, vous oubliez que je ne vous ai jamais dit que je vous aimais. -- Mais vous ne m'avez jamais dit non plus que vous ne m'aimiez point ; et vraiment, me dire de semblables paroles, ce serait de la part de Votre MajestÊ une trop grande ingratitude. Car, dites-moi, oÝ trouvez- vous un amour pareil au mien, un amour que ni le temps, ni l'absence, ni le dÊsespoir ne peuvent Êteindre ; un amour qui se contente d'un ruban ÊgarÊ, d'un regard perdu, d'une parole ÊchappÊe ? " Il y a trois ans, Madame, que je vous ai vue pour la premiÉre fois, et depuis trois ans je vous aime ainsi. " Voulez-vous que je vous dise comment vous Êtiez vËtue la premiÉre fois que je vous vis ? voulez-vous que je dÊtaille chacun des ornements de votre toilette ? Tenez, je vous vois encore : vous Êtiez assise sur des carreaux, Á la mode d'Espagne ; vous aviez une robe de satin vert avec des broderies d'or et d'argent ; des manches pendantes et renouÊes sur vos beaux bras, sur ces bras admirables, avec de gros diamants ; vous aviez une fraise fermÊe, un petit bonnet sur votre tËte, de la couleur de votre robe, et sur ce bonnet une plume de hÊron. " Oh ! tenez, tenez, je ferme les yeux, et je vous vois telle que vous Êtiez alors ; je les rouvre, et je vous vois telle que vous Ëtes maintenant, c'est-Á-dire cent fois plus belle encore ! -- Quelle folie ! murmura Anne d'Autriche, qui n'avait pas le courage d'en vouloir au duc d'avoir si bien conservÊ son portrait dans son coeur ; quelle folie de nourrir une passion inutile avec de pareils souvenirs ! -- Et avec quoi voulez-vous donc que je vive ? je n'ai que des souvenirs, moi. C'est mon bonheur, mon trÊsor, mon espÊrance. Chaque fois que je vous vois, c'est un diamant de plus que je renferme dans l'Êcrin de mon coeur. Celui-ci est le quatriÉme que vous laissez tomber et que je ramasse ; car en trois ans, Madame, je ne vous ai vue que quatre fois : cette premiÉre que je viens de vous dire, la seconde chez Mme de Chevreuse, la troisiÉme dans les jardins d'Amiens. -- Duc, dit la reine en rougissant, ne parlez pas de cette soirÊe. -- Oh ! parlons-en, au contraire, Madame, parlons-en : c'est la soirÊe heureuse et rayonnante de ma vie. Vous rappelez-vous la belle nuit qu'il faisait ? Comme l'air Êtait doux et parfumÊ, comme le ciel Êtait bleu et tout ÊmaillÊ d'Êtoiles ! Ah ! cette fois, Madame, j'avais pu Ëtre un instant seul avec vous ; cette fois, vous Êtiez prËte Á tout me dire, l'isolement de votre vie, les chagrins de votre coeur. Vous Êtiez appuyÊe Á mon bras, tenez, Á celui-ci. Je sentais, en inclinant ma tËte Á votre cÆtÊ, vos beaux cheveux effleurer mon visage, et chaque fois qu'ils l'effleuraient je frissonnais de la tËte aux pieds. Oh ! reine, reine ! oh ! vous ne savez pas tout ce qu'il y a de fÊlicitÊs du ciel, de joies du paradis enfermÊes dans un moment pareil. Tenez, mes biens, ma fortune, ma gloire, tout ce qu'il me reste de jours Á vivre, pour un pareil instant et pour une semblable nuit ! car cette nuit-lÁ, Madame, cette nuit-lÁ vous m'aimiez, je vous le jure. -- Milord, il est possible, oui, que l'influence du lieu, que le charme de cette belle soirÊe, que la fascination de votre regard, que ces mille circonstances enfin qui se rÊunissent parfois pour perdre une femme se soient groupÊes autour de moi dans cette fatale soirÊe ; mais vous l'avez vu, Milord, la reine est venue au secours de la femme qui faiblissait : au premier mot que vous avez osÊ dire, Á la premiÉre hardiesse Á laquelle j'ai eu Á rÊpondre, j'ai appelÊ. -- Oh ! oui, oui, cela est vrai, et un autre amour que le mien aurait succombÊ Á cette Êpreuve ; mais mon amour, Á moi, en est sorti plus ardent et plus Êternel. Vous avez cru me fuir en revenant Á Paris, vous avez cru que je n'oserais quitter le trÊsor sur lequel mon maÏtre m'avait chargÊ de veiller. Ah ! que m'importent Á moi tous les trÊsors du monde et tous les rois de la terre ! Huit jours aprÉs, j'Êtais de retour, Madame. Cette fois, vous n'avez rien eu Á me dire : j'avais risquÊ ma faveur, ma vie, pour vous voir une seconde, je n'ai pas mËme touchÊ votre main, et vous m'avez pardonnÊ en me voyant si soumis et si repentant. -- Oui, mais la calomnie s'est emparÊe de toutes ces folies dans lesquelles je n'Êtais pour rien, vous le savez bien, Milord. Le roi, excitÊ par M. le cardinal, a fait un Êclat terrible : Mme de Vernet a ÊtÊ chassÊe, Putange exilÊ, Mme de Chevreuse est tombÊe en dÊfaveur, et lorsque vous avez voulu revenir comme ambassadeur en France, le roi lui-mËme, souvenez-vous-en, Milord, le roi lui-mËme s'y est opposÊ. -- Oui, et la France va payer d'une guerre le refus de son roi. Je ne puis plus vous voir, Madame ; eh bien, je veux chaque jour que vous entendiez parler de moi. " Quel but pensez-vous qu'aient eu cette expÊdition de RÊ et cette ligue avec les protestants de La Rochelle que je projette ? Le plaisir de vous voir ! " Je n'ai pas l'espoir de pÊnÊtrer Á main armÊe jusqu'Á Paris, je le sais bien ; mais cette guerre pourra amener une paix, cette paix nÊcessitera un nÊgociateur, ce nÊgociateur ce sera moi. On n'osera plus me refuser alors, et je reviendrai Á Paris, et je vous reverrai, et je serai heureux un instant. Des milliers d'hommes, il est vrai, auront payÊ mon bonheur de leur vie ; mais que m'importera, Á moi, pourvu que je vous revoie ! Tout cela est peut-Ëtre bien fou, peut-Ëtre bien insensÊ ; mais, dites- moi, quelle femme a un amant plus amoureux ? quelle reine a eu un serviteur plus ardent ? -- Milord, Milord, vous invoquez pour votre dÊfense des choses qui vous accusent encore ; Milord, toutes ces preuves d'amour que vous voulez me donner sont presque des crimes. -- Parce que vous ne m'aimez pas, Madame : si vous m'aimiez, vous verriez tout cela autrement ; si vous m'aimiez, oh ! mais, si vous m'aimiez, ce serait trop de bonheur et je deviendrais fou. Ah ! Mme de Chevreuse, dont vous parliez tout Á l'heure, Mme de Chevreuse a ÊtÊ moins cruelle que vous ; Holland l'a aimÊe, et elle a rÊpondu Á son amour. -- Mme de Chevreuse n'Êtait pas reine, murmura Anne d'Autriche, vaincue malgrÊ elle par l'expression d'un amour si profond. -- Vous m'aimeriez donc si vous ne l'Êtiez pas, vous, Madame, dites, vous m'aimeriez donc ? Je puis donc croire que c'est la dignitÊ seule de votre rang qui vous fait cruelle pour moi ; je puis donc croire que si vous eussiez ÊtÊ Mme de Chevreuse, le pauvre Buckingham aurait pu espÊrer ? Merci de ces douces paroles, Æ ma belle MajestÊ, cent fois merci. -- Ah ! Milord, vous avez mal entendu, mal interprÊtÊ ; je n'ai pas voulu dire... -- Silence ! Silence ! dit le duc, si je suis heureux d'une erreur, n'ayez pas la cruautÊ de me l'enlever. Vous l'avez dit vous-mËme, on m'a attirÊ dans un piÉge, j'y laisserai ma vie peut-Ëtre, car, tenez, c'est Êtrange, depuis quelque temps j'ai des pressentiments que je vais mourir. " Et le duc sourit d'un sourire triste et charmant Á la fois. " Oh ! mon Dieu ! s'Êcria Anne d'Autriche avec un accent d'effroi qui prouvait quel intÊrËt plus grand qu'elle ne le voulait dire elle prenait au duc. -- Je ne vous dis point cela pour vous effrayer, Madame, non ; c'est mËme ridicule ce que je vous dis, et croyez que je ne me prÊoccupe point de pareils rËves. Mais ce mot que vous venez de dire, cette espÊrance, que vous m'avez presque donnÊe, aura tout payÊ, fÙt-ce mËme ma vie. -- Eh bien, dit Anne d'Autriche, moi aussi, duc, moi, j'ai des pressentiments, moi aussi j'ai des rËves. J'ai songÊ que je vous voyais couchÊ sanglant, frappÊ d'une blessure. -- Au cÆtÊ gauche, n'est-ce pas, avec un couteau ? interrompit Buckingham. -- Oui, c'est cela, Milord, c'est cela, au cÆtÊ gauche avec un couteau. Qui a pu vous dire que j'avais fait ce rËve ? Je ne l'ai confiÊ qu'Á Dieu, et encore dans mes priÉres. -- Je n'en veux pas davantage, et vous m'aimez, Madame, c'est bien. -- Je vous aime, moi ? -- Oui, vous. Dieu vous enverrait-il les mËmes rËves qu'Á moi, si vous ne m'aimiez pas ? Aurions-nous les mËmes pressentiments, si nos deux existences ne se touchaient pas par le coeur ? Vous m'aimez, Æ reine, et vous me pleurerez ? -- Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! s'Êcria Anne d'Autriche, c'est plus que je n'en puis supporter. Tenez, duc, au nom du Ciel, partez, retirez-vous ; je ne sais si je vous aime, ou si je ne vous aime pas ; mais ce que je sais, c'est que je ne serai point parjure. Prenez donc pitiÊ de moi, et partez. Oh ! si vous Ëtes frappÊ en France, si vous mourez en France, si je pouvais supposer que votre amour pour moi fÙt cause de votre mort, je ne me consolerais jamais, j'en deviendrais folle. Partez donc, partez, je vous en supplie. -- Oh ! que vous Ëtes belle ainsi ! Oh ! que je vous aime ! dit Buckingham. -- Partez ! partez ! je vous en supplie, et revenez plus tard ; revenez comme ambassadeur, revenez comme ministre, revenez entourÊ de gardes qui vous dÊfendront, de serviteurs qui veilleront sur vous, et alors je ne craindrai plus pour vos jours, et j'aurai du bonheur Á vous revoir. -- Oh ! est-ce bien vrai ce que vous me dites ? -- Oui... -- Eh bien, un gage de votre indulgence, un objet qui vienne de vous et qui me rappelle que je n'ai point fait un rËve ; quelque chose que vous ayez portÊ et que je puisse porter Á mon tour, une bague, un collier, une chaÏne. -- Et partirez-vous, partirez-vous, si je vous donne ce que vous me demandez ? -- Oui. -- A l'instant mËme ? -- Oui. -- Vous quitterez la France, vous retournerez en Angleterre ? -- Oui, je vous le jure ! -- Attendez, alors, attendez. " Et Anne d'Autriche rentra dans son appartement et en sortit presque aussitÆt, tenant Á la main un petit coffret en bois de rose Á son chiffre, tout incrustÊ d'or. " Tenez, Milord duc, tenez, dit-elle, gardez cela en mÊmoire de moi. " Buckingham prit le coffret et tomba une seconde fois Á genoux. " Vous m'avez promis de partir, dit la reine. -- Et je tiens ma parole. Votre main, votre main, Madame, et je pars. " Anne d'Autriche tendit sa main en fermant les yeux et en s'appuyant de l'autre sur EstÊfania, car elle sentait que les forces allaient lui manquer. Buckingham appuya avec passion ses lÉvres sur cette belle main, puis se relevant : " Avant six mois, dit-il, si je ne suis pas mort, je vous aurai revue, Madame, dussÊ-je bouleverser le monde pour cela. " Et, fidÉle Á la promesse qu'il avait faite, il s'ÊlanÚa hors de l'appartement. Dans le corridor, il rencontra Mme Bonacieux qui l'attendait, et qui, avec les mËmes prÊcautions et le mËme bonheur, le reconduisit hors du Louvre. CHAPITRE XIII. MONSIEUR BONACIEUX Il y avait dans tout cela, comme on a pu le remarquer, un personnage dont, malgrÊ sa position prÊcaire, on n'avait paru s'inquiÊter que fort mÊdiocrement ; ce personnage Êtait M. Bonacieux, respectable martyr des intrigues politiques et amoureuses qui s'enchevËtraient si bien les unes aux autres, dans cette Êpoque Á la fois si chevaleresque et si galante. Heureusement -- le lecteur se le rappelle ou ne se le rappelle pas -- heureusement que nous avons promis de ne pas le perdre de vue. Les estafiers qui l'avaient arrËtÊ le conduisirent droit Á la Bastille, oÝ on le fit passer tout tremblant devant un peloton de soldats qui chargeaient leurs mousquets. De lÁ, introduit dans une galerie demi-souterraine, il fut, de la part de ceux qui l'avaient amenÊ, l'objet des plus grossiÉres injures et des plus farouches traitements. Les sbires voyaient qu'ils n'avaient pas affaire Á un gentilhomme, et ils le traitaient en vÊritable croquant. Au bout d'une demi-heure Á peu prÉs, un greffier vint mettre fin Á ses tortures, mais non pas Á ses inquiÊtudes, en donnant l'ordre de conduire M. Bonacieux dans la chambre des interrogatoires. Ordinairement on interrogeait les prisonniers chez eux, mais avec M. Bonacieux on n'y faisait pas tant de faÚons. Deux gardes s'emparÉrent du mercier, lui firent traverser une cour, le firent entrer dans un corridor oÝ il y avait trois sentinelles, ouvrirent une porte et le poussÉrent dans une chambre basse, oÝ il n'y avait pour tous meubles qu'une table, une chaise et un commissaire. Le commissaire Êtait assis sur la chaise et occupÊ Á Êcrire sur la table. Les deux gardes conduisirent le prisonnier devant la table et, sur un signe du commissaire, s'ÊloignÉrent hors de la portÊe de la voix. Le commissaire, qui jusque-lÁ avait tenu sa tËte baissÊe sur ses papiers, la releva pour voir Á qui il avait affaire. Ce commissaire Êtait un homme Á la mine rÊbarbative, au nez pointu, aux pommettes jaunes et saillantes, aux yeux petits mais investigateurs et vifs, Á la physionomie tenant Á la fois de la fouine et du renard. Sa tËte, supportÊe par un cou long et mobile, sortait de sa large robe noire en se balanÚant avec un mouvement Á peu prÉs pareil Á celui de la tortue tirant sa tËte hors de sa carapace. Il commenÚa par demander Á M. Bonacieux ses nom et prÊnoms, son ×ge, son Êtat et son domicile. L'accusÊ rÊpondit qu'il s'appelait Jacques-Michel Bonacieux, qu'il Êtait ×gÊ de cinquante et un ans, mercier retirÊ et qu'il demeurait rue des Fossoyeurs, n 11. Le commissaire alors, au lieu de continuer Á l'interroger, lui fit un grand discours sur le danger qu'il y a pour un bourgeois obscur Á se mËler